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Arkadi et Boris Strougatski. L'Escargot sur la pente

roman Traduit du russe par Michel Pétris (c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970, Edition Champ Libre, Paris, 1972 OCR: Oleg Volkov, 1999

Au tournant, dans la profondeur de la trouée de la forêt, Le futur qui m'attend me sert de serment.

On ne l'entraînera pas dans une discussion Et on ne l'amadouera pas par la caresse Il est grand ouvert, comme la forêt distendu, à la rencontre.

Boris Pasternak.

Grimpe, grimpe doucement, Escargot, la pente du Fuji, Plus haut, jusqu'au sommet!

Issa, fils de paysan.

I

De cette hauteur, la forêt était comme une luxuriante écume mouchetée. Comme une immense éponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un animal qui se serait un jour tapi dans l'attente puis se serait endormi et se serait couvert d'une mousse grossière. Comme un masque informe posé sur un visage que personne n'avait encore jamais vu.

Perets quitta ses sandales et s'assit, ses pieds nus pendant dans le précipice. Il lui sembla que ses talons étaient tout d'un coup devenus humides, comme s'il les avait réellement plongés dans le tiède brouillard lilas qui s'accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux qu'il avait ramassés, les disposa soigneusement à côté de lui, puis choisit le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et silencieux, endormi et indifférent qui avalait pour toujours. L'étincelle blanche s'éteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.

S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire ce que racontait la cuisinière uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia, et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d'aide à la population locale ; s'il ne fallait pas croire ce que murmuraient le chauffeur Touzak et l'Inconnu du groupe de la Pénétration du génie ; si l'intuition humaine valait quelque chose et si enfin les espérances pouvaient se réaliser au moins une fois dans la vie, alors, à la septième pierre, les buissons s'écarteraient avec fracas derrière lui et dans la clairière, sur l'herbe foulée, blanchie par la rosée, paraîtrait le Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise à passepoil mauve, respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne regarderait rien, ni la forêt au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il se baisserait, plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en brassant l'air de ses larges mains et en faisant rouler à chaque fois son ventre puissant sur son pantalon tandis qu'un air chargé d'acide carbonique et de nicotine s'échapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande ouverte.

Derrière, les buissons s'écartèrent bruyamment. Perets se retourna avec circonspection : ce n'était pas le Directeur, mais la personne familière de Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l'Eradication. Il s'approcha lentement et s'arrêta à deux enjambées de Perets, abaissant vers lui ses yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupçonnait quelque chose, quelque chose de très important, et ce savoir ou ce soupçon immobilisait les traits de son visage allongé, visage pétrifié d'un homme qui apportait ici, sur l'à-pic, une étrange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne encore au monde ne la connaissait, mais il était manifeste que tout était radicalement changé, que tout ce qui avait cours auparavant n'avait maintenant plus de sens et que chacun devrait désormais donner tout ce dont il était capable.

- A qui sont ces pantoufles? demanda-t-il en jetant un regard circulaire autour de lui.

- Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.

Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.

- Tiens donc. Des sandales? Trè-ès bien. Mais à qui sont ces sandales?

Il s'approcha de l'à-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula aussitôt.

- Quelqu'un est assis au bord de l'à-pic, commenta-t-il, avec des sandales posées à côté de lui. La question qui se pose inévitablement est alors : à qui sont les sandales et où se trouve leur propriétaire?

- Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d'un air de doute son bloc-notes :

- Les vôtres? Donc, vous êtes pieds nus. Pourquoi?

- Pieds nus parce qu'il n'y a pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai fait tomber hier ma pantoufle droite et j'ai décidé à l'avenir de rester pieds nus.

Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux écartés :

- Elle est là-bas. Vous allez voir, avec un caillou...

Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.

- De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.

Mais ça ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous essayez de me tromper. D'ici, on ne peut voir une pantoufle - si du moins elle est réellement là-bas, et ça c'est une autre question que nous examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez pas espérer l'atteindre avec une pierre, même si vous aviez l'adresse nécessaire et si vous vouliez réellement cela et cela seul : je parle du coup au but... Mais nous allons éclaircir tout ça.

Il remonta les jambes de son pantalon, s'assit sur les talons et poursuivit :

- Donc, vous étiez là hier aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il que ce soit la deuxième fois que vous veniez au bord de l'à-pic, alors que les autres employés de l'Administration, pour ne rien dire des spécialistes surnuméraires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?

Perets se fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il. Ce n'est pas du défi ni de la méchanceté, il ne faut pas y attacher d'importance. C'est simplement de l'ignorance. Il ne faut pas attacher d'importance à l'ignorance, personne ne le fait. L'ignorance défèque sur la forêt. L'ignorance défèque toujours sur quelque chose.

- Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forêt. Vous l'aimez? Répondez!

- Et vous? demanda Perets. Domarochinier s'offensa et ouvrit son bloc-notes :

- Ne vous oubliez pas! Vous savez très bien qui je suis. J'appartiens au groupe de l'Eradication, et votre réponse, ou plus exactement votre contre-question, est donc absolument dépourvue de sens. Vous comprenez parfaitement que mon attitude envers la forêt est déterminée par la fonction que je remplis, mais qu'est-ce qui détermine la vôtre? cela je ne le comprends pas très bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas idée d'être aussi étranger : rester assis au bord de l'à-pic, pieds nus, lancer des pierres... Pourquoi? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-être, il y a des circonstances atténuantes, et en fin de compte vous n'avez rien à craindre, n'est-ce pas Perets?

- Non, dit Perets. C'est-à-dire évidement, oui.

- Vous voyez. Le naturel disparaît d'un seul coup, et il n'existe plus. A qui est cette main, demandons-nous? Où lance-t-elle une pierre? Ou peut-être à qui? Ou encore sur qui? Et pourquoi? Et comment pouvez-vous rester assis au bord de l'à-pic? Est-ce inné chez vous ou bien vous êtes-vous spécialement entraîné? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au bord de l'à-pic. Et je n'ose même pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y entraîner. La tête me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de s'asseoir au bord de l'à-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la forêt. Montrez-moi s'il vous plaît votre laissez-passer, Perets.

- Je n'en ai pas.

- Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?

- Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.

- C'est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi? On m'en a donné, on lui en a donné, on leur en a donné, on en a donné à beaucoup d'autres encore, et à vous on ne veut pas vous en donner.

Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez décharné de Domarochinier s'échappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.

- Sans doute parce que je suis étranger, suggéra Perets. C'est certainement la raison.

- Et je ne suis pas le seul à m'intéresser à vous, poursuivit Domarochinier sur un ton confidentiel. S'il n'y avait que moi! Mais il y a aussi des gens importants... Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-être vous lever, pour que nous puissions continuer? Vous me donnez le vertige, rien qu'à vous voir.

Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.

- Mais éloignez-vous donc de ce bord! cria d'une voix douloureuse Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me tuer avec vos excentricités!

- C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y va?

- Allons-y. Mais je constate que vous n'avez répondu à aucune de mes questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous êtes vraiment... (Il jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les épaules et le glissa sous son bras.) C'est étrange. Pas la moindre impression, sans même parler d'information.

- Mais aussi, qu'est-ce qu'il y a à répondre? dit Perets. Je devais simplement être ici pour parler au Directeur.

Domarochinier se figea littéralement sur place, comme englué dans les buissons, et proféra d'une voix altérée :

- C'est donc pour ça que vous êtes...

- Comment, que je suis? Je ne suis rien de...

Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :

- Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J'ai compris. Vous aviez raison.

- Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?

- Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez être tout à fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai pas compris. D'ailleurs je n'étais pas là et je ne vous ai pas vu.

Ils passèrent devant un banc, grimpèrent quelques marches usées, prirent l'allée couverte d'un fin sable rouge et pénétrèrent sur le territoire de l'Administration.

- La pleine clarté ne peut exister qu'à un certain niveau, disait Domarochinier. Et chacun doit savoir à quoi il peut prétendre. J'ai prétendu à la clarté à mon niveau, c'est mon droit, et je l'ai épuisé. Et là où se terminent les droits commencent les devoirs...

Ils dépassèrent des cottages de dix appartements aux fenêtres garnies de rideaux de tulle, longèrent le garage, traversèrent le terrain de sport, passèrent encore devant les entrepôts, puis devant l'hôtel sur le seuil duquel se tenait le Commandant, d'une pâleur maladive, les yeux exorbités et fixes, une serviette à la main. Ils suivirent une longue palissade derrière laquelle ronflaient des moteurs, pressèrent le pas, car ils n'avaient plus beaucoup de temps, puis se mirent à courir. Il était cependant tard quand ils arrivèrent à la cantine, et toutes les places étaient prises, à l'exception de la petite table de service dans un coin au fond où restaient deux places, la troisième étant occupée par le chauffeur Touzik qui, les voyant en train de piétiner, indécis, sur le pas de la porte, leur fit un signe d'invite en agitant sa fourchette.

Tout le monde buvait du kéfir et Perets en prit aussi. La nappe rêche de la table était maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets étendit les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siège, il y eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans l'intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.

- Faites attention avec vos pieds, dit-il.

- Je ne l'ai pas fait exprès, dit Perets. Je ne savais pas.

- Et moi, je le savais? répliqua Touzik. Il y en a quatre là-dessous, tâche de pas faire l'idiot.

- Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.

- On sait ça, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-là, nous non plus.

- Mais j'ai le foie malade, commença à s'inquiéter Domarochinier. Voilà un certificat.

Il fit apparaître une feuille de cahier froissée marquée d'un sceau triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C'était effectivement un certificat, couvert d'une écriture illisible de médecin. Perets ne put déchiffrer qu'un mot : "antabus".

- Et il y a aussi ceux de l'année dernière, et ceux de l'avant-dernière, mais ils sont dans le coffre.

Le chauffeur Touzik dédaigna d'examiner le certificat. Il ingurgita un plein verre de kéfir, porta son index replié à son nez, renifla, et, les yeux pleins de larmes, proféra d'une voix raffermie :

- Qu'est-ce qu'il y a encore dans la forêt? Des arbres. (Il s'essuya les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place : ils sautent. Tu comprends?

- Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?

- Eh bien! voilà. Il y en a un là, immobile. Un arbre, quoi. Puis il commence à se tordre, à se nouer, et c'est parti! Un grand bruit, un craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix mètres. Il m'a bousillé la cabine. Puis il redevient immobile.

- Pourquoi? demanda Perets.

- Parce que ça s'appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se versant un verre de kéfir.

- Hier on a reçu un lot de nouvelles scies électriques, intervint Domarochinier en se passant la langue sur les lèvres. Un rendement fabuleux. Je dirais même que ce ne sont pas des scies, mais de véritables machines à scier. Nos machines à scier de l'Eradication.

Alentour, tout le monde buvait du kéfir. Dans des verres à facettes, dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses à café, dans des cornets de papier, ou simplement à la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenés sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats médicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, à l'estomac ou au duodénum. Pour cette année et pour les années précédentes.

- Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est déglinguée, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore à gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux échecs avec lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne donnerai pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d'imbéciles, qu'il dit, sans lui je m'ennuierais à mourir! Vous lui parlerez pour moi, hein?

- B-Bon, fit Perets d'une voix hésitante. J'essaierai.

- Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il était avec moi à l'armée ; j'étais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en portant la main à la hauteur du couvre-chef.

- Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de kéfir à la main. Dans les grands lacs clairs. C'est là qu'elles sont, tu comprends? Nues.

- C'est votre kéfir, Touz, qui vous donne des visions, plaça Domarochinier.

- Je les ai vues de mes propres yeux, répliqua Touzik en portant le verre à ses lèvres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.

- Vous ne les avez pas vues, parce qu'elles n'existent pas, dit Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.

- Mystique toi-même, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers de la manche.

- Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu'elles sont là, étendues... Et puis après? Il est impossible qu'elles ne fassent que rester là, et puis c'est tout.

Il se peut qu'elles vivent sous l'eau et qu'elles remontent à la surface comme nous sortons d'une pièce enfumée pour nous mettre au balcon par une nuit de lune, et exposer là, les yeux clos, notre visage à la fraîcheur. C'est peut-être ce qu'elles font. Elles viennent à la surface, et elles restent là. A se reposer. A échanger des sourires et des paroles indolentes...

- Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement Domarochinier. Tu es déjà allé dans la forêt? Tu n'y as jamais mis les pieds, et tu en parles.

- Absurde. Qu'est-ce que j'irais faire dans votre forêt? J'ai un laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n'en avez pas. Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaît, Touz.

- Je n'ai pas vu moi-même ces ondines, reprit Touzik en s'adressant à Perets. Mais j'y crois tout à fait. Parce que les autres en parlent. Même Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forêt. Il la connaissait comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort là-bas, dans sa forêt.

- S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.

- Quoi, "si"? Un homme part en hélicoptère, et de trois ans on n'en entend plus parler. Il y a eu l'avis de décès dans les journaux, le repas de funérailles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide a cassé sa pipe, c'est évident.

- Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que ce soit de manière absolument catégorique.

Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de kéfir au comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui murmurer à l'oreille, le regard fuyant :

- Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont été donnés... Je me considère en droit de vous en informer parce que vous êtes étranger...

- Quels ordres?

- Le considérer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de s'écarter.

Puis il reprit à voix haute :

- Le kéfir est bien, aujourd'hui, il est frais. Le réfectoire s'emplit de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se levèrent avec des bruits de chaises et gagnèrent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour de lui des regards mauvais et disait à tous ceux qui passaient à proximité :

"Comme vous le voyez, messieurs, c'est quelque peu étrange, mais nous sommes en train de parler..."

Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :

- Est-ce que le manager parlait sérieusement en disant qu'il ne me donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?

- Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il serait malade d'ennui, et il n'a aucun intérêt à vous faire partir, un point c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, ça l'avancerait à quoi? Où vous voyez de la plaisanterie là-dedans?

Perets se mordit la lèvre.

- Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien à faire ici. Mon visa touche à sa fin. Et d'abord, je veux partir, voilà tout.

- En général, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois réprimandes. On vous donne un autobus spécial, on réveille un chauffeur au milieu de la nuit, vous n'aurez pas le temps de rassembler vos affaires... Comment ça se passe avec les gars d'ici? Première réprimande : le type est rétrogradé. Deuxième réprimande : on l'envoie dans la forêt expier ses péchés. Et à la troisième : au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule à celui-là. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussitôt les gratifications, et on me met à la charrette à merde. Alors qu'est-ce que je fais? Je m'enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule, vu? Là, je quitte la charrette à merde et je pars à la station biologique pour faire la chasse aux microbes qu'ils ont là-bas. Mais si je ne veux pas aller à la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui tape pour la troisième fois sur la gueule. Là, c'est terminé. Je suis licencié pour actes de voyoutisme et expulsé dans les vingt-quatre heures.

Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaçant :

- Vous faites de la désinformation, Touz, de la désinformation. D'abord, il doit s'écouler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi, toutes les fautes sont considérées comme un seul et même délit, et le perturbateur est simplement mis en prison, sans que l'Administration elle-même donne suite à l'affaire. Deuxièmement, à la deuxième faute, le coupable est sans retard envoyé dans la forêt sous la surveillance d'un garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilité de s'aviser de commettre une troisième infraction. Ne l'écoutez pas, Perets, il ne comprend rien à ces problèmes.

Touzik avala une gorgée de kéfir, fit une grimace et cacarda :

- C'est vrai. Là, peut-être qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN Perets.

- Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute façon je ne pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme ça, sans raison.

- Mais vous êtes pas obligé de lui taper sur la... sur la gueule, dit Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement déchirer son costume.

- Non, je ne peux pas, dit Perets.

- Mauvais, ça, dit Touzik. Ça ira mal pour vous, alors, PAN Perets. Alors, voilà ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je vous emmènerai.

- Vraiment? demanda Perets, joyeux.

- Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la ferraille. Vous viendrez avec moi.

Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que tu as fait? Tu as renversé ma soupe!"

Domarochinier prit la parole :

- L'homme doit être simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous voulez partir d'ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous voulez.

- C'est toujours comme ça chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout à l'envers. Et d'ailleurs, pourquoi l'homme doit-il obligatoirement être simple et clair?

Touzik renifla son index replié et proféra :

- L'homme doit être sobre. Tu crois pas?

- Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison très simple, et connue de tout le monde : j'ai le foie malade. Ce n'est donc pas là que vous pourrez m'attraper, Touz.

- Ce qui m'étonne dans la forêt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils sont brûlants, tu comprends? Je peux pas supporter ça. Je pourrai jamais m'y habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, ça fume, ça sent le chou. J'ai même essayé de goûter, mais ça n'a pas de goût, ça manque de sel... Non, la forêt, c'est pas pour l'homme. Elle leur en a fait voir de toutes les couleurs. On n'arrête pas d'amener du matériel, et il disparaît, comme englouti dans les glaces, ils en font venir d'autre, et il disparaît encore...

Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours étrangère. Familière, ressemblante, mais fondamentalement étrangère. Le plus difficile est de se faire à cette idée, qu'elle est à la fois étrangère et, familière. Qu'elle est l'émanation de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est détachée de nous et ne veut pas nous connaître. C'est sans doute ainsi que le pithécanthrope aurait pu penser à nous, ses descendants - avec effroi et amertume...

- Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons là-bas, mais avec quelque chose de sérieux, et en deux mois nous aurons fait de tout ça une surface bétonnée, sèche et lisse.

- C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule avant, tu feras une surface bétonnée avec ton propre père. Pour la clarté.

Le mugissement profond d'une sirène se fit entendre. Les carreaux des fenêtres tremblèrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte, des lumières se mirent à clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir surgit une inscription en lettres énormes : "Debout, dehors!" Domarochinier se leva à la hâte, manoeuvra l'aiguille de sa montre et partit en courant sans prononcer une parole.

- Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.

Touzik acquiesça :

- C'est l'heure. L'heure juste.

Il ôta sa veste fourrée, la roula soigneusement, rapprocha les chaises et s'allongea, la tête posée sur la veste.

- Donc, demain sept heures? dit Perets.

- Quoi? répondit Touzik d'une voix ensommeillée.

- Je viendrai demain à sept heures.

- Où ça? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez un divan...

- Au garage, dit Perets. A votre voiture.

- Ah!... Venez, venez, on verra là-bas. C'est pas facile comme affaire.

Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit à ronfler. Il avait les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait deux inscriptions : "Ce qui nous perd" et "Toujours de l'avant". Perets gagna la sortie.

Il franchit sur une planchette une énorme flaque qui s'étalait dans l'arrière-cour, contourna un tumulus de boîtes de conserves vides, se glissa à travers une fente de la palissade de planches et pénétra dans l'immeuble de l'Administration par l'entrée de service. Les couloirs étaient sombres et froids, sentaient la poussière, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n'y avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait à travers les portes revêtues de moleskine. Perets gagna le premier étage par un étroit escalier dépourvu de rampe et arriva à une porte surmontée d'une inscription où clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur la porte se détachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu ébranlé en découvrant qu'il était arrivé dans son bureau. C'est-à-dire, évidemment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique, mais Perets y avait une table. La table était maintenant à côté de la porte, près du mur décoré de carreaux de faïence, comme toujours à moitié recouverte par la "mercedes" sous sa housse, tandis que près de la fenêtre aux vitres fraîchement lavées se trouvait la table de Kim, lequel Kim était déjà au travail : assis, un peu voûté, il considérait une règle à calcul.

- Je voulais me laver les mains..., dit Perets, déconcerté.

- Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tête. Tu as un lavabo là. Ça va être très bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.

Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava à l'eau chaude et à l'eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une pâte à dégraisser spéciale, les frotta avec de la filasse et avec des brosses de diverses duretés. Puis il mit en marche le séchoir électrique et tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du courant d'air chaud.

- A quatre heures du matin, on a fait savoir à tout le monde que nous serions transférés au premier étage, dit Kim. Où étais-tu? Chez Alevtina?

- Non, j'étais au bord de l'à-pic, dit Perets en prenant place à sa table.

La porte s'ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local, agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets ôta la housse de la "mercedes", resta un instant assis, immobile, puis alla à la fenêtre et l'ouvrit.

On ne voyait pas la forêt, mais elle était présente. Elle était toujours présente, même si on ne pouvait la voir que du bord de l'à-pic. Partout ailleurs dans l'Administration, il y avait toujours quelque chose qui la cachait. Elle était cachée par les bâtiments crème des ateliers de mécanique et par les trois étages du garage réservé aux véhicules personnels des employés. Elle était cachée par les étables de l'exploitation auxiliaire et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la sécheuse était perpétuellement cassée. Elle était cachée par le parc avec ses corbeilles de fleurs et ses pavillons, son manège et ses baigneuses de plâtre couvertes d'inscriptions au crayon. Elle était cachée par les cottages et leurs vérandas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de télévision. Et de là, de la fenêtre du premier étage, on ne voyait pas la forêt à cause du haut mur de briques non achevé mais déjà très haut que l'on était en train d'édifier autour du bâtiment bas du groupe de la Pénétration du génie. La forêt n'était visible que du bord de l'à-pic. Mais l'homme qui n'avait de sa vie vu la forêt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais pensé à elle, qui ne la craignait pas et n'en rêvait pas, même cet homme pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration existait. Il y a longtemps que je pensais à la forêt, que j'en parlais, que j'en rêvais, mais je ne soupçonnais même pas qu'elle pût exister en réalité. Et ce n'est pas en allant pour la première fois au bord de l'à-pic que j'ai acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte à l'entrée l'inscription : "Administration des affaires de la forêt". J'étais devant cette pancarte, ma valise à la main, couvert de poussière, desséché par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux trembler, car je savais maintenant que la forêt existait, et que tout ce que je pensais auparavant n'était que le jeu d'une imagination débile, un pâle mensonge souffreteux. La forêt est, et cette immense bâtisse maussade a la charge de sa destinée...

- Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forêt? Je m'en vais demain.

- Tu veux réellement y aller? demanda Kim distraitement.

Les marais verts et brûlants, les arbres craintifs et nerveux, les ondines à la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activité mystérieuse des profondeurs, les aborigènes énigmatiques et circonspects, les villages désertés...

- Je ne sais pas, dit Perets.

- Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont jamais pensé à la forêt. Qui s'en sont toujours moqués éperdument. Mais elle est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forêt est dangereuse parce qu'elle te trahira.

- Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.

- Qu'as-tu besoin de vérités amères? Qu'en feras-tu? Et que feras-tu dans la forêt? Pleurer sur un rêve qui s'est transformé en destin? Prier pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce qui est en ce qui devrait être?

- Et pourquoi suis-je venu ici?

- Pour être sûr. Tu ne comprends pas à quel point c'est important : être sûr. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la forêt des mètres cubes de bois. Ou pour trouver la bactérie de la vie. Ou pour écrire une thèse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller dans la forêt, mais à toutes fins utiles : ça servira un jour ou l'autre et tout le monde n'en a pas. L'idée suprême, c'est de faire de la forêt un parc luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour ensuite tondre ce parc. Année après année. Ne pas le laisser redevenir forêt.

- Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien à faire ici. Il faut que quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.

- Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s'assit à sa table, trouva une prise hâtivement installée et brancha la "mercedes".

- Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent soixante-six zéro onze...

La "mercedes" se mit à cogner et à tressauter. Perets attendit qu'elle soit calmée, et lut en bégayant la réponse.

- Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...

Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait, extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.

- Douze par dix. Multiplication, dit Kim.

- Un zéro zéro sept, dicta mécaniquement Perets.

Puis il se reprit et dit :

- Mais elle ment. Ça devrait faire cent vingt.

- Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zéro zéro sept. Maintenant extrais-moi la racine carrée de dix zéro sept...

- Tout de suite, dit Perets.

Le verrou claqua à nouveau derrière la coulisse et le Proconsul apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d'une voix agréable un AVE MARIA, puis proféra :

- C'est tout de même un véritable prodige, cette forêt, messieurs! Et dire que nous parlons d'elle ou écrivons sur elle d'une manière aussi criminellement insuffisante! Et pourtant elle mérite qu'on écrive sur elle. Elle ennoblit, elle éveille les sentiments les plus élevés. Elle contribue au progrès. Elle est elle-même comme le symbole du progrès. Et nous ne parvenons pas à empêcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non qualifiées. En fait, il n'y a pas de propagande de la forêt. Tout ce qui se pense et qui se dit sur la forêt!

- Sept cent quatre-vingts multiplié par quatre cent trente-deux, dit Kim.

Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci était forte et bien posée : on n'entendit plus la "mercedes".

- "Les arbres cachent la forêt"... "Etre perdu dans la forêt"... "Les brigands de la forêt"... Voilà ce que nous devons combattre! Voilà ce que nous devons extirper! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne luttez-vous pas? Vous pourriez faire au club un exposé circonstancié et judicieux sur la forêt, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?

- C'est que je n'ai jamais été là-bas, dit Perets.

- Pas grave. Moi non plus, je n'y suis jamais allé, mais j'ai fait une conférence et à en juger par les échos que j'ai reçus, c'était une conférence très utile. La question n'est pas de savoir si on a ou non été dans la forêt, la question est de dépouiller les faits de leur gangue de mysticisme et de superstition, de mettre à nu la substance en arrachant les oripeaux dont elle a été affublée par les esprits mesquins et militaristes...

- Deux fois huit divisé par quarante-neuf moins sept fois sept, dit Kim.

La "mercedes" se mit à l'oeuvre. Le Proconsul haussa à nouveau la voix.

- Je l'ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le faire en tant que linguiste... Je vous donnerai les thèses et vous les développerez à la lumière des dernières acquisitions de la linguistique... Au fait, quel est votre sujet de thèse?

- C'est "Les particularités du style et de la rythmique de la prose féminine de la basse époque Heian, sur la base du " Makura-no sôshi "." Je crains que...

- Sen-sa-tion-nel! C'est précisément ce qu'il nous faut. Vous soulignerez qu'il n'y a pas de marais et de fondrières, mais de merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs, mais le produit d'une science hautement évoluée. Pas d'indigènes, pas de sauvages, mais une antique civilisation d'hommes fiers, libres, aux idéaux élevés, des hommes modestes et forts. Et pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas d'allusions brumeuses - pardonnez-moi ce calembour malheureux... Ce sera sensationnel, MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c'est très bien que vous connaissiez la forêt, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma conférence étant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque peu fastidieuse. Comme matériau de base, j'ai utilisé les protocoles des réunions. Mais vous, en tant qu'explorateur de la forêt...

- Je ne suis pas explorateur de la forêt, tenta de plaider Perets. On ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forêt.

Le Proconsul hocha distraitement la tête et nota rapidement quelque chose sur sa manchette.

- Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amère vérité. Malheureusement, cela se trouve encore chez nous - formalisme, bureaucratisme, approche euristique de la personnalité... Vous pouvez aussi parler de cela entre autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de régler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content, Perets, que vous preniez enfin part à notre travail. Il y a longtemps que je vous suis de très près... Voilà, je vous ai inscrit pour la semaine prochaine.

Perets arrêta la "mercedes".

- Je ne serai pas là la semaine prochaine. Mon visa vient à expiration, et je pars. Demain.

- Nous arrangerons ça d'une manière ou d'une autre. J'irai voir le Directeur, il est lui-même membre du club, il comprendra. Considérez que vous avez une semaine de plus.

- Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul le regarda droit dans les yeux :

- Il faut! Vous le savez très bien, Perets, il faut! Au revoir. Il porta deux doigts à la hauteur de sa tempe et s'éloigna en agitant sa serviette.

- Une véritable toile d'araignée, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une mouche? Le manager ne voulait pas que je m'en aille. Alevtina ne veut pas, et maintenant celui-là...

- Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.

- Mais je ne peux plus rester ici!

- Sept cent quatre-vingt-dix-sept multiplié par quatre cent trente-deux...

"De toute façon je partirai, se disait Perets en appuyant sur les touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux échecs avec vous, je ne veux pas dormir et prendre du thé et de la confiture avec vous, je ne veux plus chanter de chansons pour vous, compter sur la "mercedes" pour vous, débrouiller vos discussions et maintenant faire des conférences que de toute façon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le vous-mêmes, moi je m'en vais. Je pars, je pars. De toute façon, vous ne comprendrez jamais que penser ce n'est pas une distraction mais une nécessité..."

Au-dehors, derrière le mur en construction, on entendait les cognements sourds d'un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des briques qui se déversaient. Sur le mur étaient assis côte à côte quatre ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenêtre même le vrombissement et la pétarade d'un moteur de moto.

- Quelqu'un qui vient de la forêt, commenta Kim. Dépêche-toi de me multiplier soixante par soixante.

La porte s'ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la pièce. Il portait une combinaison dont le capuchon déboutonné ballottait sur sa poitrine par-dessus le cordon de l'émetteur. Des bottes jusqu'à la ceinture, la combinaison était couverte d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose pâle et autour de la jambe droite s'enroulait le fouet orange d'une liane d'une longueur démesurée qui traînait par terre. La liane continuait à se tortiller, et Perets eut l'impression d'être en présence d'un tentacule projeté par la forêt elle-même, qui, bientôt se tendrait et qui entraînerait l'homme sur le chemin inverse, à travers les couloirs de l'Administration, en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le réfectoire, les ateliers, l'attirerait encore plus bas, dans la rue poussiéreuse, à travers le parc, ses statues et ses pavillons, vers le début de la corniche, vers les portes, mais il passerait à côté des portes et serait entraîné plus bas, vers l'à-pic...

L'homme portait des lunettes de moto, son visage était couvert d'une épaisse couche de poussière, et Perets ne reconnut pas tout de suite en lui Stoïan Stoïanov, de la station biologique. Il tenait à la main un gros sac en papier. Il fit quelques pas sur le sol revêtu d'une mosaïque qui représentait une femme sous la douche et s'arrêta devant Kim, tenant le sac en papier caché derrière son dos et faisant d'étranges mouvements avec sa tête, comme s'il avait eu des démangeaisons dans le cou.

- Kim, dit-il, c'est moi.

Kim ne répondit pas. On entendait sa plume qui grattait et déchirait le papier.

- Kimouchka, reprit Stoïan d'une voix implorante, je t'en supplie.

- Fous le camp, dit Kim. Maniaque.

- C'est la dernière fois, dit Stoïan. La dernière des dernières.

Il eut un nouveau mouvement de tête et Perets aperçut sur son cou maigre à la peau rasée, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse rosâtre, fine, aiguë, qui s'enroulait en spirale, comme tremblant d'une sorte d'avidité.

- Tu n'as qu'à dire que c'est à cause de Stoïan, un point c'est tout. Si on t'invite au cinéma, dis que tu as un travail urgent à terminer ce soir. Si c'est pour le thé, dis par exemple que tu viens de le prendre. Si on t'invite à boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La dernière des dernières des dernières!

- Qu'est-ce que tu as à rentrer la tête dans les épaules comme ça? demanda méchamment Kim. Allons, tourne-toi.

- Ça te reprend? demanda Stoïan en se tournant. Ce n'est pas grave. Tu n'as qu'à transmettre, tout le reste est sans importance.

Penché par-dessus la table, Kim s'affairait sur le cou de Stoïan, pressait et massait, les coudes écartés, en grinçant des dents d'un air dégoûté et marmonnant des jurons. La tète baissée, le cou offert, Stoïan dansait patiemment d'un pied sur l'autre.

- Salut, Pertchik, dit-il. Il y a longtemps que je ne t'avais pas vu. Qu'est-ce que tu fais ici? J'ai encore apporté quelque chose que tu pourras... Pour la dernière fois...

Il déplia le papier et montra à Perets un petit bouquet de fleurs sauvages d'un vert vénéneux.

- Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!

- Mais arrête de remuer, lui cria Kim. Reste tranquille! Maniaque, chiffe!

- Maniaque, chiffe, soit! approuva avec enthousiasme Stoïan. Pour la dernière fois, la dernière des dernières.

Les pousses rosés sur sa combinaison commençaient à se faner, se ridaient et tombaient à terre, sur le visage de brique de la femme sous la douche.

- C'est fini, dit Kim. Décampe!

Il se détacha de Stoïan et jeta dans le seau à ordures une chose sanglante, à demi vivante, qui continuait à se tordre.

- Je lève le camp, dit Stoïan. Tout de suite. Tu sais, Rita a encore fait des siennes, et j'ai un peu peur de quitter la station biologique. Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...

- Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien à faire là-bas.

- Comment, rien? s'écria Stoïan. Quentin fond à vue d'oeil. Ecoute-moi : il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette nuit elle est revenue trempée, blanche, glacée. Un garde a voulu s'y frotter, elle lui a fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant il se traîne comme un perdu. Et tout le lotissement expérimental est envahi par l'herbe.

- Et alors? demanda Kim.

- Quentin a pleuré toute la matinée...

- Tout ça je le sais, l'interrompit Kim. Mais je ne comprends pas ce que Perets a à faire là-dedans.

- Comment ça, ce qu'il a à faire? Qu'est-ce que tu racontes? Qui y a-t-il à part Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus... Et on ne va pas faire appel à Domarochinier, a Claude-Octave, tout de même!

Kim frappa la table de sa main :

- Ça suffit! Va travailler et que je ne te voie plus ici pendant les heures de service. Ne me pousse pas à bout.

- C'est fini, se hâta de dire Stoïan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu transmettras?

Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est encore en travail..."

Kim prit un balai et poussa les débris dans un coin.

- Un imbécile sans cervelle, commenta-t-il. Et cette Rita... Recompte tout encore une fois. Ça les démolira, cet amour...

Sous la fenêtre, l'irritante pétarade de la moto s'éleva à nouveau, puis tout redevint silencieux à l'exception des coups sourds du mouton derrière le mur.

- Que faisais-tu ce matin au bord de l'à-pic, Perets? demanda Kim.

- Je voulais voir le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa gymnastique là-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forêt, mais il n'est pas venu. Tu sais, Kim, je crois que tout le monde ment ici. J'ai parfois même l'impression que toi aussi tu mens.

- Le Directeur, énonça pensivement Kim. C'est peut-être une idée. Tu es quelqu'un de courageux...

- De toute façon je n'en vais demain. Touzik m'emmènera, il l'a promis. Dis-toi bien que demain je ne serai plus là.

- Je ne m'attendais pas à ça, poursuivit Kim sans écouter. Très courageux... On pourrait peut-être t'envoyer là-bas, que tu te rendes compte?

II

Perets s'éveilla au contact de doigts froids sur son épaule nue. Il ouvrit les yeux et aperçut au-dessus de lui un homme en sous-vêtements. Il n'y avait pas de lumière dans la pièce, mais l'homme était éclairé par un rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbités.

- Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.

- Il faut évacuer, répondit l'homme, à voix basse lui aussi.

"Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.

- Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer quoi?

- L'hôtel est complet. Vous devez évacuer les lieux.

Perets fit le tour de la pièce d'un regard désemparé. Tout était comme avant, comme avant les trois autres lits étaient vides.

- Inutile d'inspecter, fit le commandant. Nous savons ce qu'il y a à voir. De toute façon, il faut changer votre literie pour la donner à nettoyer. Vous ne le ferez pas de vous-même, vous n'avez pas reçu l'éducation adéquate...

Perets comprit : le commandant avait peur, et il le prenait de haut pour se donner de l'assurance. Il était dans un état tel qu'un simple contact eût suffi pour qu'il se mette à hurler, à glapir, à entrer en transes, à briser la fenêtre pour appeler au secours.

- Allons, allons, la literie, on vous dit, fit le commandant, saisi d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la tête de Perets.

- Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine nuit?

- C'est l'heure.

- Seigneur! vous n'avez pas toute votre tête à vous. Bon, d'accord... Prenez les draps, je m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit à passer de toute façon.

Il se leva et, pieds nus sur le sol froid, entreprit de retirer la housse de l'oreiller. Le commandant, comme figé sur place, suivait ses mouvements de ses yeux exorbités. Ses lèvres tremblaient.

- Réparations, lâcha-t-il enfin. Il est temps de faire des réparations. La tapisserie est toute déchirée, le plafond fissuré, le planchéiage à refaire...

Sa voix s'affermit :

- Donc, vous devez de toute façon évacuer. Les réparations vont commencer incessamment.

- Les réparations?

- Les réparations. Vous avez vu l'état de la tapisserie? Les ouvriers arrivent.

- Maintenant? Tout de suite?

- Maintenant. Tout de suite. Il est impensable d'attendre plus longtemps. Le plafond est complètement fissuré. Il n'y a qu'à voir.

Perets se sentit soudain glacé. Il abandonna la housse et saisit son pantalon.

- Quelle heure est-il? demanda-t-il.

- Minuit passé, répondit le commandant en baissant la voix et jetant un regard circonspect autour de lui.

- Et où vais-je aller? dit Perets, enfilant une jambe de son pantalon, en équilibre sur un pied. Vous n'avez qu'à me mettre ailleurs, dans une autre chambre...

- Tout est complet. Et là où ce n'est pas complet, c'est en réparations.

- Chez le veilleur, alors...

- C'est complet.

Perets fixa tristement la lune.

- Dans le débarras, alors. Dans le débarras, dans la lingerie, dans le poste d'électricité. Il ne me reste plus que six heures à dormir. A moins que vous ne puissiez trouver à me loger chez vous, d'une manière ou d'une autre...

Le commandant s'agita soudain à travers la pièce. Il courait d'un lit à l'autre, nu-pieds, blême, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrêta et proféra d'une voix geignarde :

- Mais enfin quoi? Je suis un homme civilisé, j'ai fait deux instituts, je ne suis pas un quelconque indigène... Je comprends tout! Mais c'est impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et lui murmura à l'oreille :) Votre visa est arrivé à expiration. Il y a déjà vingtsept minutes qu'il est expiré, et vous êtes toujours là! Vous ne devez pas être là. Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les genoux et alla chercher sous le lit les chaussettes et les chaussures de Perets.) Je me suis réveillé en nage à minuit moins cinq. Bon, je crois que c'est tout. Ma fin est venue. Je suis parti comme j'ai été. Je ne me souviens de rien. Des nuages dans les rues, des clous aux pieds... Et ma femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...

Perets s'habilla à la hâte. Il comprenait mal. Le commandant n'arrêtait pas de courir entre les lits, piétinait les carrés de lune, jetait des regards dans le couloir, se penchait à la fenêtre et murmurait :

"Mon Dieu, enfin..."

- Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.

Le commandant eut un claquement de mâchoires.

- En aucun cas! Vous voulez me perdre... Il faut être sans coeur! Mon Dieu, mon Dieu...

Perets ramassa ses livres, ferma non sans peine sa valise, prit son manteau sur le bras et demanda :

- Et maintenant où vais-je aller?

Le commandant ne répondit pas. Il attendait, trépignant d'impatience Perets prit sa valise et gagna la rue par l'escalier sombre et silencieux. Il s'arrêta sur le perron et, tentant de calmer son tremblement, écouta un moment la voix du commandant qui expliquait au veilleur ensommeillé : "... Il va vouloir rentrer. Il ne faut pas le laisser faire! Son... (sinistre murmure confus) Compris? Tu réponds..." Perets s'assit sur sa valise et étendit son manteau sur ses genoux.

- Non, je vous en prie, fit la voix du comman dant derrière lui. Je vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'évacuer complètement le territoire de l'hôtel.

Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la chaussée. Le commandant piétina encore un peu en grommelant : < Je vous en prie instamment... ma femme... sans excès d'aucune sorte... les conséquences... impossible..." Puis il partit en frôlant le mur, silhouette blanche dans ses sous-vêtements. Perets vit les fenêtres noires des cottages, les fenêtres noires de l'Administration, les fenêtres noires de l'hôtel. Nulle part il n'y avait de lumière, les ampoules des rues elles-mêmes étaient éteintes. Il n'y avait que la lune, ronde, brillante et méchante.

Et soudain il découvrit qu'il était seul. Personne auprès de lui. Autour, les gens dorment, et ils m'aiment tous, je le sais, je m'en suis souvent aperçu. Et pourtant je suis seul, comme s'ils étaient tous morts d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave monstre d'homme affligé de la maladie de basedow, un malchanceux qui s'est collé à moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons joué du piano à quatre mains et avons parlé, et j'étais le seul avec qui il osait parler, avec qui il se sentait un homme à part entière, et pas le père de sept enfants. Et Kim. Il est revenu de la chancellerie avec une énorme liasse de dénonciations. Quatre-vingt-douze dénonciations me concernant, toutes écrites de la même main et signées de noms différents. Comme quoi je volais à la poste la cire à cacheter de l'Etat, j'avais amené dans ma valise une maîtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien d'autres choses encore... Et Kim avait lu ces dénonciations, en avait jeté certaines au panier et avait mis les autres de côté en marmonnant : "Ça, c'est à creuser." Et c'était inattendu et effrayant, insensé et repoussant... Les regards furtifs qu'il me jetait, et ses yeux qu'il détournait aussitôt...

Perets se leva, prit sa valise et partit à l'aventure, là où le mènerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle part. Il tituba, éternua de poussière et sans doute tomba à plusieurs reprises. La valise était incroyablement lourde, comme impossible à diriger. Elle se frottait à la jambe comme un fardeau, puis s'envolait pesamment et resurgissait des ténèbres pour venir battre le genou. Dans une sombre allée du parc où ne brillait aucune lumière et où seules les statues aussi incertaines que le commandant apportaient une vague blancheur, la valise s'aggrippa soudain au pantalon par une de ses boucles qui s'était détachée et Perets, en désespoir de cause, l'abandonna. L'heure du désespoir était venue. Aveuglé par les larmes, Perets se fraya un chemin à travers les haies sèches et bardées de piquants poussiéreux, franchit quelques marches, tomba lourdement sur le dos et, à bout de forces, tremblant de douleur et de compassion, se laissa tomber à genoux au bord de l'à-pic.

Mais la forêt demeurait indifférente. Si indifférente qu'elle ne se laissait même pas voir. Sous l'à-pic, tout était sombre et ce n'était qu'à l'horizon que l'on voyait apparaître quelque chose de gris et d'informe, vaste et stratifié qui luisait mollement sous la lune.

- Réveille-toi, implora Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes seuls, n'aie pas peur, ils sont tous endormis. Tu n'as vraiment jamais eu besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-être tu ne comprends pas ce que ça veut dire, besoin? C'est quand on ne peut pas se passer... c'est quand on pense tout le temps à... C'est quand toute la vie se tend vers... Je ne sais pas qui tu es. Et même ceux qui sont absolument persuadés de le savoir ne le savent pas. Tu es ce que tu es, mais je peux espérer que tu es telle que toute ma vie j'ai voulu te voir : bonne et intelligente, indulgente et compréhensive, attentive et peut-être même reconnaissante. Nous avons perdu tout cela, nous n'avons plus assez de force ni de temps, nous ne faisons qu'ériger des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours moins chers, mais nous souvenir, nous souvenir nous ne pouvons plus. Mais toi, tu es différente, et c'est pourquoi je suis venu à toi de loin, sans même croire à ton existence. Et se pourrait-il que tu n'aies pas besoin de moi? Non, je vais te dire la vérité. J'ai peur de ne pas avoir non plus besoin de toi. Nous nous sommes aperçus, mais nous ne sommes pas devenus plus proches, et il ne devait pas en être ainsi. Peut-être parce qu'ils sont entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je suis l'un d'eux et tu ne peux évidemment pas me distinguer dans la foule, et je ne vaux peut-être pas la peine d'être distingué. J'ai peut-être moi-même imaginé les qualités humaines qui devaient te plaire, mais te plaire à toi telle que je t'ai imaginée et non à toi telle que tu es...

Des flocons de lumière blancs et brillants se levèrent à l'horizon, s'étendirent et tout d'un coup, à droite sous la falaise, sons le rocher en surplomb, des faisceaux de projecteurs se déchaînèrent pour fouiller le ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux à l'horizon s'étirèrent, se gonflèrent, devinrent des nuages blanchâtres et s'éteignirent. Quelques instants plus tard, les projecteurs s'éteignirent aussi.

- Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs, je les connais aussi très mal. Je sais seulement qu'ils sont capables de tous les excès, du plus extrême dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la férocité comme dans la pitié, dans le déchaînement comme dans la retenue. II ne leur manque qu'une chose : la compréhension. Ils ont toujours remplacé la compréhension par des succédanés - foi, athéisme, indifférence, mépris. Ce qui est toujours apparu être le plus simple. Plus simple de croire que de comprendre. Plus simple d'être désabusé que de comprendre. Entre autres choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore rien dire. Ici je ne peux pas t'aider, tout est trop résistant, trop en place. Ici je suis trop visiblement déplacé, étranger. Mais je trouverai le point d'application des forces, ne t'inquiète pas. C'est vrai, ils peuvent te souiller irréversiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut trouver le moyen le plus efficace, le plus économique, et sur tout le plus simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir.

Perets se leva et s'avança tout droit à travers les buissons, dans le parc, dans l'allée. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas. Il revint alors dans la grand-rue, vide et éclairée par la seule lune. Il était plus d'une heure du matin quand il s'arrêta devant la porte obligeamment ouverte de la bibliothèque de l'Administration. Les fenêtres étaient tendues de stores lourds, mais l'intérieur était brillamment éclaire, comme une salle de bal. Le parquet se craquelait et grinçait désespérément, et autour étaient les livres. Les rayonnages ployaient sous les livres, les livres étaient entassés sur les tables et dans les coins, et à part Perets et les livres il n'y avait pas dans la bibliothèque âme qui vive.

Perets se laissa tomber dans un grand vieux fauteuil, étendit les jambes, se renversa en arrière et posa tranquillement ses bras sur les accoudoirs.

Alors, qu'est-ce que vous faites là? dit-il aux livres. Fainéants! C'est pour ça qu'on vous a écrits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles. Combien a-t-on semé? Combien de sage, de bon, d'éternel? Et quelles sont les prévisions pour la récolte? Et surtout, quelles pousses lèveront? Vous vous taisez... Toi, là, comment déjà... Oui, oui, toi en deux tomes. Combien d'hommes t'ont lu? Et combien t'ont compris? Je t'aime beaucoup, ancêtre, tu es un bon et honnête camarade. Tu n'as jamais crié, tu ne t'es jamais vanté, jamais frappé la poitrine. Bon et honnête. Et ceux qui te lisent deviennent aussi bons et honnêtes. Ne serait-ce que pour un temps. Même malgré eux. Mais tu sais, il y en a qui pensent que pour avancer, la bonté et l'honnêteté ne sont pas tellement nécessaires. Que pour ça il faut des jambes. Et des souliers. Même des pieds sales et des souliers non cirés. Le progrès peut être complètement indifférent aux notions de bonté et de droiture, comme il l'a fait jusqu'à maintenant. L'Administration, par exemple, n'a pas besoin, pour fonctionner correctement, de bonté ou d'honnêteté. C'est agréable, souhaitable, mais absolument pas nécessaire. Comme le latin pour un nageur. Les biceps pour un comptable. Comme le respect de la femme pour Domarochinier... Mais tout dépend de ce que l'on appelle progrès. On peut l'envisager sous l'angle des "Oui mais" bien connus : alcoolique, soit, oui mais quel spécialiste! Débauché, oui mais quel propagandiste! Voleur, disons profiteur, oui mais quel administrateur! Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle abnégation... Mais on peut aussi concevoir le progrès comme transformation de tous dans le sens de la bonté et de l'honnêteté. Et alors nous verrons peut-être un temps où l'on dira : c'est un spécialiste, bien sûr, il s'y connaît, mais c'est un sale type, il faut le chasser... Ecoutez, livres, savez-vous que vous êtes plus nombreux que les humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous de bons et honnêtes, des sages, des savants, mais aussi des cervelles d'oiseau, des sceptiques, des schizophrènes, des meurtriers, des suborneurs, des enfants, des prédicateurs moroses, des imbéciles contents d'eux-mêmes, et des braillards enroués aux yeux injectés. Et vous ne sauriez pas pourquoi vous êtes là. Au fait, à quoi servez-vous? Vous êtes nombreux à offrir la connaissance, mais à quoi sert la connaissance dans la forêt? La connaissance n'a rien à voir avec la forêt. C'est comme si on prenait soin d'inculquer à un futur bâtisseur de cités radieuses l'art des fortifications : quels que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une maison de repos, il n'arriverait jamais à construire qu'une redoute maussade bardée de flèches, d'escarpes et de contrescarpes. Ce que vous avez donné aux gens qui sont allés dans la forêt, ce n'est pas la connaissance, mais des préjugés... Il y en a d'autres parmi vous qui inspirent le scepticisme et le découragement. Et ceci non pas en raison de leur noirceur ou de leur cruauté, ni parce qu'ils proposent l'abandon de toute espérance, mais parce qu'ils mentent. Il y a des mensonges radieux, pleins de sifflotements allègres et de chansons entraînantes, des mensonges geignards qui tentent en gémissant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement, ce n'est jamais ces livres que l'on brûle, que l'on retire des bibliothèques. Jamais encore dans toute l'histoire de l'humanité le mensonge n'a été jeté au feu. Ou alors par accident, parce qu'on n'avait pas compris ou qu'on avait cru. Dans la forêt aussi ils sont inutiles. Ils ne sont utiles nulle part. C'est sans doute précisément pour cela qu'il y en a tant... enfin pas pour cela mais parce qu'on les aime... Les ténèbres des vérités amères sont plus chères à notre coeur... Quoi? Qui est-ce qui parle ici? Ah, c'est moi... Donc je disais qu'il y a aussi des livres... quoi?

- Silence, il n'a qu'à dormir...

- Il aurait bu un coup, au lieu de dormir...

- Mais arrête ton chahut... Ah, mais c'est Perets.

- Et après? Occupe-toi plutôt de toi...

- Personne pour s'occuper de lui, le pauvre...

- Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.

Et il se réveilla.

En face de lui, un escabeau de bibliothèque était placé devant les rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute marche. Touzik, le chauffeur, maintenait l'échelle de ses bras tatoués et regardait vers le haut.

- Il est toujours comme ça un peu perdu, disait Alevtina en considérant Perets. Et il n'a pas dîné, évidemment. Il faudrait le réveiller, qu'il boive au moins un peu de vodka... Je me demande ce que des gens comme lui peuvent rêver?

- Moi, ce que je vois, je le rêve pas, fit Touzik, les yeux levés.

- Tu vois quelque chose de nouveau? Que tu n'avais jamais vu avant? demanda Alevtina.

- Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particulièrement neuf, mais c'est comme au cinéma : on peut le voir vingt fois, et c'est toujours avec plaisir.

Sur la troisième marche de l'escabeau se trouvait un énorme CHTROUTSEL coupé en tranches, sur la quatrième des concombres et des oranges pelées, et sur la cinquième une bouteille à moitié vide flanquée d'un pot à crayons en matière plastique.

- Regarde tant que tu veux, mais tiens bien l'échelle, fit Alevtina, qui se mit en devoir d'extraire des rayons supérieurs d'épaisses revues et des dossiers aux couvertures défraîchies. Elle souffla pour enlever la poussière, fit une grimace, tourna quelques pages, mit à part quelques chemises et remit les autres à leur place. Le chauffeur Touzik renifla bruyamment.

- Il te faut aussi ceux de l'avant-dernière année? demanda Alevtina.

- Il me faut une chose, fit Touzik, énigmatique. Je vais réveiller Perets, maintenant.

- Ne t'en va pas de l'échelle, dit Alevtina.

- Je ne dors pas, intervint Perets. Il y a longtemps que je vous regarde.

- De là-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il y a tout : des femmes, du vin et des fruits...

Perets se leva en boitillant sur sa jambe ankylosée, s'approcha de l'escabeau et se versa à boire.

- Qu'est-ce que vous avez rêvé, Pertchik? demanda Alevtina du haut de l'échelle.

Perets leva machinalement la tête, et baissa aussitôt les yeux.

- Ce que j'ai rêvé? Des bêtises... Je parlais avec les livres.

Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d'orange.

- Tenez ça une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J'ai soif moi aussi.

- Alors tu veux ceux de l'avant-dernière année? demanda Alevtina.

- Evidemment! (Touzik versa le liquide dans le gobelet et choisit un concombre.) L'avant-dernière, et l'avant-avant-dernière. J'en ai toujours besoin. Ça a toujours été comme ça, et je ne peux pas vivre sans ça. Et personne ne peut vivre sans ça. Il y en a qui ont besoin de plus, d'autres de moins... Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la leçon, je suis comme ça. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J'en supporterai encore un peu, puis je prendrai la voiture et j'irai me chercher une ondine dans la forêt...

Perets tenait l'échelle et s'efforçait de penser au lendemain, mais Touzik, assis sur la première marche de l'escabeau, avait entrepris de raconter comment, dans sa jeunesse, lui et des amis avaient surpris un couple en banlieue, avaient rossé et chassé le galant, et avaient ensuite essayé de se servir de la femme. Il faisait froid, humide, et à cause de leur extrême jeunesse à tous, personne n'était arrivé à rien. La femme pleurait, avait peur, et l'un après l'autre les amis de Touzik avaient abandonné, et seul lui, Touzik, avait continué à s'accrocher à la femme dans l'arrière-cour bourbeuse, l'empoignant, jurant, croyant toujours que ça allait y être, mais sans résultat, jusqu'au moment où il l'avait emmenée chez elle, dans sa propre maison, l'avait serrée contre la rampe de fer de l'escalier sombre et avait enfin eu ce qu'il voulait. Racontée par Touzik, l'histoire était follement passionnante et drôle.

- C'est pour ça que les petites ondines ne risquent pas de m'échapper, dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c'est pas là que je vais commencer. Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors.

Il avait un beau visage hâlé, d'épais sourcils, le regard vif et une dentition remarquable. Il ressemblait énormément à un Italien. Mais il sentait des pieds.

- Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, qu'est-ce qu'ils fabriquent, disait Alevtina. Tous les dossiers sont mélangés. Tiens, prends toujours ceux-là en attendant.

Elle se pencha et fit passer à Touzik une pile de dossiers et de revues. Celui-ci prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les lèvres, compta les dossiers et dit :

- Il m'en faut encore deux.

Perets tenait toujours l'échelle, le regard fixé sur ses poings serrés. Demain à cette heure je ne serai plus là, se disait-il. Je serai assis dans la cabine à côté de Touzik, il fera chaud, le métal commencera à peine à refroidir. Touzik allumera les phares, s'installera confortablement, le coude gauche appuyé contre la portière et commencera à parler de la politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d'autre II pourra s'arrêter à chaque buvette, prendre en route qui il voudra, il pourra même faire un détour pour ramener à quelqu'un une batteuse de l'atelier de réparations. Mais je ne le laisserai parler que de politique mondiale. Ou bien je l'interrogerai sur les différents types d'automobiles. Sur les taux de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d'inspecteurs véreux. Il raconte bien, et on ne sait jamais s'il ment ou s'il dit la vérité...

Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lèvres, jeta un regard sur les jambes d'Alevtina et entreprit de poursuivre son récit en le ponctuant de trépignements, de gestes expressifs et d'éclats de rire joyeux. S'attachant scrupuleusement à la chronologie, il raconta l'histoire de sa vie sexuelle d'année en année, mois après mois. La cuisinière du camp de concentration où il avait été enfermé pour avoir volé du papier au temps de la pénurie (la cuisinière répétait toujours : "Fais attention, Touzik, ne me joue pas de tour!..."), la fille d'un détenu politique dans ce même camp (elle ne se souciait pas de savoir avec qui elle allait, elle était persuadée que de toute façon elle finirait au crématoire), la femme d'un marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons incessantes de son taureau de mari. Il y avait aussi une riche veuve que Touzik avait fini par fuir une nuit, en caleçon, parce qu'elle voulait mettre le grappin sur le pauvre Touzik et lui faire faire le trafic de narcotiques et de préparations médicales douteuses. Et les femmes qu'il transportait quand il était chauffeur de taxi : elles le payaient avec l'argent du client, puis, à la fin de la nuit, en nature. ("... Alors je lui dis : mais enfin, et à moi, qui va y penser? Toi tu en as déjà eu quatre, et moi pas une...") Puis sa femme, une fillette d'une quinzaine d'années, qu'il avait épousée par autorisation spéciale des autorités : elle lui avait donné des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essayé de la prêter à des amis en échange de leurs maîtresses. Des femmes... des filles... des harpies... des salopes... des traînées...

- C'est pour ça que je suis pas du tout un dépravé, conclut-il. Je suis simplement un homme qui a du tempérament, et pas une espèce de débile impuissant.

Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans prendre congé en sifflotant et en faisant grincer le parquet, curieusement voûté, soudain semblable à une araignée ou à un homme des cavernes. Perets, accablé, le suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :

- Donnez-moi la main, Pertchik.

Elle s'assit sur la dernière marche, posa les mains sur ses épaules et se laissa tomber avec un petit cri. Il l'attrapa sous les aisselles et la posa à terre, et ils demeurèrent un instant tout proches l'un de l'autre, visage contre visage. Elle avait gardé les mains posées sur ses épaules, et il la tenait toujours sous les aisselles.

- On m'a chassé de l'hôtel, dit-il.

- Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez?

Elle était bonne et tiède, et elle affrontait tranquillement son regard, mais sans aucune assurance particulière. En la regardant, on pouvait se représenter bien des images de bonté, de chaleur, de douceur, et Perets passa avidement en revue toutes ces images les unes après les autres, essaya de se voir tout contre elle, mais comprit tout d'un coup qu'il ne pouvait pas : à sa place il voyait Touzik, un Touzik beau, arrogant, aux gestes sûrs, et qui sentait des pieds.

- Non, merci, dit-il en retirant ses mains... Je m'arrangerai comme ça.

Elle se détourna immédiatement et entreprit de rassembler dans un papier journal les restes de nourriture.

- Et pourquoi "comme ça"? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous dormirez jusqu'au matin, puis on vous trouvera une chambre. Vous ne pouvez pas passer toutes les nuits dans la bibliothèque..

- Merci. Mais demain je m'en vais. Elle le regarda avec étonnement.

- Vous partez? Dans la forêt?

- Non, chez moi.

- Chez vous... (Elle enveloppa lentement les restes dans le journal.) Mais vous vouliez toujours aller dans la forêt, je vous l'ai moi-même entendu dire.

- C'est que, voyez-vous, je voulais... Mais on ne veut pas que j'y aille. Je ne sais même pas pourquoi. Et je n'ai rien à faire à l'Administration. Donc je me suis mis d'accord avec Touzik... Il m'emmène demain. Il est déjà trois heures maintenant. Je vais aller dans le garage m'installer dans la voiture de Touzik, et là j'attendrai le matin. Donc ce n'est pas la peine de vous inquiéter...

- Je vais donc vous dire adieu... à moins que vous ne vouliez quand même venir?

- Merci, je préfère attendre- dans la voiture... J'ai peur de ne pas me réveiller. Touzik n'attendra pas.

Ils sortirent et gagnèrent le garage main dans la main.

- Alors, vous n'avez pas aimé ce que Touzik a raconté? demanda-t-elle.

- Non. Je n'ai pas du tout aimé. Je n'aime pas qu'on parle de ça. A quoi bon? J'en ai plutôt honte... honte pour lui, pour vous, pour moi... Pour tout le monde. Ça n'a pas de sens. On dirait qu'il y a un grand ennui...

- C'est la plupart du temps à cause de cet ennui, dit Alevtina. Mais vous n'avez pas à avoir honte pour moi, j'y suis indifférente. Ça m'est parfaitement égal... Voilà, vous êtes arrivé. Embrassez-moi avant de me quitter.

Perets l'embrassa, avec une vague sensation de regret.

- Merci, dit-elle.

Puis elle fit demi-tour et s'éloigna rapidement. Sans savoir pourquoi, Perets agita la main dans sa direction.

Il pénétra dans le garage éclairé par de petites ampoules bleues, enjamba le gardien qui ronflait sur un siège emprunté à une voiture, trouva le camion de Touzik et grimpa dans la cabine. Ça sentait le caoutchouc, l'essence, la poussière. Sur le pare-brise dansait un Mickey Mouse aux bras et jambes écartés. On est bien, ça va, se dit Perets. J'aurais dû venir ici tout de suite. Tout autour étaient garées les voitures muettes, sombres et vides. Le gardien ronflait bruyamment. Les voitures dormaient, le gardien dormait, tout dormait dans l'Administration. Alevtina se déshabillait dans sa chambre devant sa glace, à côté de son lit préparé, un grand lit à deux places doux et chaud... Non, il ne faut pas penser à ça. Parce que le jour on est gêné par les bavardages, le bruit de la "mercedes", tout ce remue-ménage stupide. Mais maintenant, plus d'éradication, de pénétration, de protection, ni aucune autre sinistre absurdité, uniquement un monde endormi au-dessus de l'à-pic, un monde fantomatique comme tous les mondes endormis, invisible et inaudible, pas plus réel que la forêt. La forêt est même maintenant plus réelle : la forêt ne dort jamais. Ou peut-être elle dort, et rêve de nous tous. Nous sommes le songe de la forêt. Le rêve atavique. Les fantômes grossiers de sa sexualité refroidie...

Perets s'étendit, recroquevillé, et fourra sous sa tête son manteau roulé en boule. Mickey Mouse se balançait doucement au bout de son fil. A la vue de ce jouet, les jeunes filles ne manquaient pas de s'écrier : "Oh! qu'il est mignon", et le chauffeur Touzik leur répondait : "Le dedans vaut le dehors." Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui ne savait pas comment l'enlever de là. Ni même si on pouvait l'enlever. Si on le déplaçait, la voiture risquait peut-être de partir. Lentement d'abord, puis de plus en plus vite, droit sur le gardien endormi, et Perets serait dans la cabine, en train d'appuyer sur tout ce qui lui tomberait sous la main ou sous le pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ; on voit déjà sa bouche ouverte d'où s'échappent des ronflements, puis la voiture tressaute, tourne brutalement, s'écrase contre le mur du garage, et dans la brèche apparaît le ciel bleu...

Perets s'éveilla et s'aperçut que c'était déjà le matin. A la porte grande ouverte du garage, des mécaniciens fumaient, et l'on voyait derrière une surface que le soleil colorait en jaune. Il était sept heures. Perets se mit sur son séant, s'essuya le visage et regarda dans le rétroviseur. Il pensa qu'il lui faudrait se raser, mais resta dans la voiture. Touzik n'était pas encore arrivé, il fallait l'attendre là, sur place, car tous les chauffeurs étaient distraits et partaient toujours sans lui. Il y a deux règles à observer dans les relations avec les chauffeurs : premièrement, ne jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxièmement, ne jamais discuter avec le chauffeur qui vous conduit. A la limite, faire semblant de dormir...

Les mécaniciens à l'entrée jetèrent leurs mégots qu'ils écrasèrent soigneusement à la pointe de leurs chaussures et entrèrent dans le garage. Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l'autre n'était pas du tout un mécanicien, mais bien le manager. Quand ils passèrent près de lui, le manager s'arrêta à côté de la cabine et, posant une main sur l'aile du camion, examina quelque chose en dessous. Puis Perets l'entendit ordonner : "Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric."

- Où est-il? demanda le mécanicien inconnu.

- ...! répondit tranquillement le manager. Regarde sous le siège.

- Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le mécanicien d'une voix irritée. Je vous avais bien prévenu que j'étais serveur...

Il y eut un temps de silence, puis la portière du côté du conducteur s'ouvrit sur le visage maussade et ennuyé du mécanicien-serveur. Il jeta un coup d'oeil sur Perets, inspecta du regard l'intérieur de la cabine, tira un peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siège et se mit à remuer les objets qui s'y trouvaient.

- C'est ça, un cric? demanda-t-il à mi-voix.

- N-non, fit Perets. Je crois que c'est plutôt une clef à molette.

Le mécanicien porta la clef au niveau de ses yeux, l'examina en pinçant les lèvres, la posa sur le marchepied et recommença à fourrager sous le siège.

- Ça? demanda-t-il.

- Non, dit encore Perets. Ça, je peux vous dire exactement ce que c'est. C'est un arithmomètre. Les crics ne sont pas comme ça.

Le front plissé, le mécanicien-serveur considérait l'arithmomètre.

- Ils sont comment, alors? demanda-t-il.

- Eh bien!... C'est une sorte de barre de fer... Il y en a de plusieurs modèles. Il y a une espèce de manivelle mobile...

- Il y en a une, là. Comme sur une caisse enregistreuse.

- Non, ce n'est pas du tout le même genre de manivelle.

- Et si on la tourne, qu'est-ce qui se passe?

Perets ne sut plus que répondre. Le mécanicien attendit un peu, posa avec un soupir l'arithmomètre sur le marchepied et se remit à l'oeuvre sous le siège.

- C'est peut-être ça? interrogea-t-il.

- C'est possible. Ça y ressemble beaucoup. Mais là il devrait y avoir une espèce de tige de fer. Une grosse tige.

Le mécanicien trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de sa main, dit : "Très bien, je vais lui apporter ça pour commencer" et partit en laissant la portière ouverte. Perets alluma une cigarette. On entendait derrière des cliquetis métalliques et des jurons. Puis le camion se mit à grincer et à tressauter.

Touzik n'était toujours pas là, mais Perets ne s'inquiétait pas. Il s'imaginait en train de rouler dans la rue principale de l'Administration, et personne ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale en soulevant après eux un nuage de poussière jaune, tandis que le soleil serait de plus en plus haut, sur leur droite, et qu'il commencerait bientôt à chauffer ; ils quitteraient alors la transversale pour s'engager sur la grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et à l'horizon ruisselleraient des mirages pareils à de grandes mares scintillantes...

Le mécanicien passa à nouveau devant la cabine en faisant rouler devant lui une lourde roue arrière. La roue prenait de la vitesse sur le sol bétonné et l'on voyait que le mécanicien voulait l'arrêter pour la placer contre le mur, mais la roue n'infléchit qu'à peine sa trajectoire et gagna pesamment la cour tandis que le mécanicien courait maladroitement à sa poursuite en prenant de plus en plus de retard. Puis ils disparurent, et on entendit le mécanicien qui poussait des cris sonores et désespérés dans la cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le sol et des gens passèrent devant la porte aux cris de : "Attrape-la! Prends à droite!"

Perets remarqua que le camion ne se tenait plus aussi droit sur ses roues qu'auparavant et jeta un coup d'oeil par la portière Le manager s'affairait près du train arrière.

- Bonjour, dit Perets, qu'est-ce que vous...

- Ah! Perets, cher ami, s'exclama joyeusement le manager sans cesser son travail. Restez assis, restez assis, ne vous dérangez pas! Vous ne nous gênez pas. Elle est bloquée, cette saloperie. La première a été facile à enlever, mais la deuxième est prise.

- Comment ça, prise? Il y a quelque chose de détérioré?

Le manager se redressa et s'essuya le front du dos de la main avec laquelle il tenait la clef :

- Je ne crois pas. Elle doit être simplement rouillée. Je ne vais pas tarder... Puis nous pourrons faire une partie d'échecs. Qu'est-ce que vous en pensez?

- D'échecs? fit Perets. Mais où est Touzik?

- Touzik? C'est-à-dire Touz? Il est maintenant assistant-chef de laboratoire. On l'a envoyé dans la forêt. Touz ne travaille plus chez nous. Mais qu'est-ce que vous lui vouliez?

- Ah! bon... fit lentement Perets. Je supposais simplement que...

Il ouvrit la portière et sauta sur le ciment.

- Vous vous dérangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester assis, vous ne gênez pas.

- Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas?

- Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut enlever les roues... Elle avait bien besoin de se bloquer, celle-là! Va te faire... Bon, les mécaniciens l'enlèveront. Allons plutôt faire cette partie.

Il prit Perets par le bras et l'entraîna dans son bureau. Ils prirent place derrière la table, le manager poussa de côté une pile de papiers, disposa le jeu, débrancha le téléphone et demanda :

- On joue à l'horloge?

- Je ne sais pas trop, dit Perets.

Le bureau était sombre et frais, une fumée de tabac bleuâtre flottait entre les armoires comme une algue gélatineuse, et le manager, verruqueux, boursouflé, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, étendit deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d'échecs et se mit en devoir d'en extraire les viscères de bois. Ses yeux ronds jetaient un éclat vitreux et l'oeil droit, artificiel, était continuellement tourné vers le plafond tandis que le gauche, mobile comme du vif-argent, roulait librement dans son orbite, fixant tantôt Perets, tantôt la porte, tantôt l'échiquier.

- A l'horloge, décida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche, la régla, pressa un bouton et joua le premier coup.

Le soleil se levait. Dehors, on entendait crier "Prends à droite!" A huit heures, le manager qui se trouvait en difficulté réfléchit longuement et soudain réclama un petit déjeuner pour les deux partenaires. Le manager perdit une partie et en proposa une autre. Le petit déjeuner fut copieux : ils burent deux bouteilles de kéfir et mangèrent un chtroutsel rassis. Le manager perdit la deuxième partie, fixa avec déférence et admiration son oeil vivant sur Perets et en proposa une troisième. Il tentait perpétuellement le même gambit de la reine, sans s'écarter une seule fois de la variante qu'il avait choisi et qui était irrémédiablement perdante. On aurait dit qu'il travaillait à sa propre défaite, et Perets déplaçait mécaniquement les pièces, se faisant à lui-même l'effet d'une machine d'entraînement : il n'y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n'est l'échiquier, le bouton sur la montre et un protocole d'actions rigoureusement déterminé.

A neuf heures moins cinq le haut-parleur du circuit de diffusion intérieure grésilla et annonça d'une voix asexuée : "Tous les travailleurs de l'Administration au téléphone. Le Directeur va adresser une communication aux employés."

Le manager prit soudain un air très sérieux, brancha le téléphone, se saisit du combiné et le porta à son oreille. Ses deux yeux étaient maintenant tournés vers le plafond. "Puis-je partir?" demanda Perets. Le manager fronça sévèrement les sourcils, mit un doigt sur ses lèvres puis fit un signe de la main à l'adresse de Perets. Un coassement nasillard s'échappait de l'écouteur. Perets sortit sur la pointe des pieds.

Il y avait beaucoup de monde au garage. Tous les visages étaient sévères, importants, solennels même. Personne ne travaillait, tous avaient l'oreille collée aux combinés téléphoniques. Seul restait dans la cour violemment éclairée le serveur-mécanicien qui continuait à poursuivre la roue, la respiration sifflante, l'air égaré, rouge, en sueur. Quelque chose de très important était en train de se passer. Ce n'est pas possible, pensa Perets, pas possible, je suis toujours à côté, je ne sais jamais rien. C'est peut-être là le malheur, peut-être que tout est normal mais je ne sais jamais le pourquoi du comment, et c'est pour ça que je me trouve en trop.

Il se précipita vers la plus proche cabine téléphonique, tendit avidement l'oreille, mais il n'y avait que des bourdonnements dans l'écouteur. Il ressentit alors un soudain effroi, une sourde crainte à l'idée qu'il était encore en train de manquer quelque chose quelque part, que quelque part quelque chose était encore distribué à tout le monde, quelque chose dont il serait comme toujours privé. Bondissant par-dessus les trous et les fossés, il traversa le chantier, fit un écart pour éviter le garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combiné dans l'autre et escalada une échelle posée contre le mur inachevé. Il put voir à toutes les fenêtres des gens munis de téléphones, figés sur place d'un air pénétré puis il entendit au-dessus de sa tête un miaulement strident et presque aussitôt après le bruit d'un coup de feu derrière son dos. Il sauta à terre, tomba dans un tas d'ordures et se précipita vers l'entrée de service. La porte était fermée. Il secoua à plusieurs reprises la poignée, qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce qu'il pourrait faire ensuite. A côté de la porte se trouvait une étroite fenêtre ouverte. Il s'y glissa, se couvrant de poussière et s'arrachant les ongles des mains.

Il se retrouva dans une pièce munie de deux tables. Derrière l'une d'elles se trouvait Domarochinier, un téléphone à la main. Son visage était de pierre, ses yeux clos. Il pressait de l'épaule le combiné contre son oreille et notait rapidement quelque chose au crayon dans un gros bloc-notes. La deuxième table était inoccupée et portait un téléphone. Perets prit le combiné et se mit à l'écoute.

Bruissements. Crépitements. Une voix aiguë et inconnue : "L'Administration ne peut réellement utiliser qu'un fragment insignifiant de territoire dans l'océan de la forêt qui baigne le Continent. Il n'y a pas de sens de la vie et pas de sens des actes. Nous pouvons un nombre extraordinaire de choses, mais nous n'avons pas jusqu'à maintenant compris ce qui nous est nécessaire parmi tout ce que nous pouvons. Il ne résiste pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apporté une satisfaction, c'est bien. Sinon c'est qu'il était dépourvu de sens..."

De nouveau des bruissements et des crépitements.

"... Résistons avec des millions de chevaux-vapeur, des dizaines de tout-terrain, de dirigeables et d'hélicoptères, la science médicale et la meilleure théorie de l'approvisionnement du monde. On découvre à l'Administration au moins deux gros défauts. Actuellement des actions de ce genre peuvent atteindre de très gros chiffrages au nom de Herostrate pour qu'il reste notre ami privilégié. Elle est absolument incapable de créer, sans ruiner l'autorité et l'ingratitude..."

Bourdonnement, sifflement, bruits semblables à une quinte de toux.

"Elle aime beaucoup ce que l'on appelle les solutions simples, les bibliothèques, les relations profondes, les cartes géographiques et autres. Les chemins qu'elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la vie pour tout le monde mais les gens n'aiment pas cela. Les employés sont assis, les jambes ballantes dans le vide ; ils parlent, chacun à sa place, ils plaisantent, jettent des cailloux et chacun essaie de lancer toujours plus lourd, alors que la consommation de kéfir ne permet ni de cultiver, ni de supprimer, ni de faire entrer la forêt dans une clandestinité convenable. J'ai peur que nous n'ayons même pas compris ce que nous voulons exactement et il faut finalement aussi exercer les nerfs, comme on exerce la capacité de perception, et la raison ne rougit pas et ne se perd pas en remords, parce qu'un problème scientifique, correctement posé, est devenu moral. Il est faux, glissant, instable, et il simule. Mais quelqu'un doit exciter, et ne pas raconter de légendes, mais se préparer soigneusement à une issue type. Demain je vous recevrai encore et examinerai comment vous vous êtes préparés. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre ; dix-huit heures : réunion chez moi du personnel non en service ; vingt-quatre heures : évacuation générale..."

II y eut dans l'écouteur comme un bruit d'eau qui coule. Puis tout se tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard sévère et accusateur.

- Qu'est-ce qu'il dit? demanda Perets. Je n'ai rien compris.

- Ce n'est pas étonnant, fit Domarochinier d'une voix glaciale. Vous avez pris un appareil qui n'est pas le vôtre. (Il baissa les yeux, inscrivit quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C'est, entre autres choses une violation des règles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce téléphone et de partir. Sinon j'appellerai les officiels.

- Bon, dit Perets, je m'en vais. Mais où est mon appareil? Celui-ci n'est pas le mien. Soit. Mais alors où est le mien?

Domarochinier ne répondit pas. Ses yeux se fermèrent à nouveau et il colla le récepteur à son oreille. Perets entendit un coassement.

- Je vous demande où est mon appareil, cria Perets.

Maintenant, il n'entendait plus rien. Il y eut un bruissement, des craquements, puis retentirent les signaux de fin de communication. Perets rejeta alors le combiné et courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des bureaux, et partout vit des employés connus ou inconnus. Certains étaient assis ou debout, figés dans l'immobilité la plus complète, pareils à des figures de cire aux yeux de verre ; d'autres couraient d'un coin à un autre, enjambant le fil du téléphone qu'ils traînaient après eux ; d'autres encore écrivaient fiévreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier, dans les marges des journaux. Et chacun collait étroitement le combiné à son oreille, comme s'il craignait de perdre le moindre mot. Il n'y avait pas de téléphone libre. Perets tenta de prendre celui d'un employé figé dans sa transe, un jeune gars en combinaison de travail, mais celui-ci revint aussitôt à la vie, se mit à glapir et à ruer, tandis que les autres poussaient des "Chut!", agitaient les bras, et quelqu'un cria d'une voix hystérique : "C'est un scandale! Appelez la garde!"

- Où est mon appareil? criait Perets. Je suis un homme comme vous et j'ai le droit de savoir! Laissez-moi écouter! Donnez-moi mon appareil!

On le poussa dehors et la porte fut refermée à clef derrière lui. Il gagna le dernier étage et là, à l'entrée du grenier, près de la machinerie de l'ascenseur qui ne marchait jamais, se trouvaient, assis à une petite table, deux mécaniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets s'adossa au mur. Les mécaniciens le regardèrent, lui adressèrent un vague sourire et se penchèrent derechef sur leur feuille de papier.

- Vous non plus, vous n'avez pas d'appareil? demanda Perets.

- Si, répondit l'un d'eux. Pourquoi est-ce qu'on n'en aurait pas? On n'en est pas encore arrivé là.

- Et vous n'écoutez pas?

- On n'entend rien, donc il n'y a pas à écouter.

- Et pourquoi on n'entend rien?

- On a coupé le fil.

Perets s'essuya le visage et le cou avec son mouchoir froissé, attendit que l'un des deux mécaniciens ait gagné et redescendit. Les couloirs étaient devenus bruyants. Les portes s'ouvraient, les employés sortaient pour griller une cigarette. On entendait un bourdonnement de voix animées, excitées, bouleversées.

"Je vous le garantis, c'est les Esquimaux qui ont inventé l'eskimo. Quoi? Mais enfin, je l'ai simplement lu dans un livre... Vous n'entendez pas la consonance? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi?"

"Je l'ai vu dans le catalogue Yvert : cent cinquante mille francs. Et c'était en 56. Vous vous rendez compte, ce qu'il peut valoir maintenant?"

"Drôles de cigarettes. Il paraît que maintenant ils ne mettent plus du tout de tabac dans les cigarettes, mais qu'ils prennent un papier spécial, qu'ils le hachent et qu'ils l'imprègnent de nicotine..."

"Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les oeufs, les gants de soie..."

"Comment avez-vous dormi? Moi, je n'ai pas pu fermer l'oeil de la mit. C'est ce mouton qui n'arrête pas de faire du fracas. Vous entendez? Et c'est comme ça toute lu nuit... Bonjour, Perets! Il paraît que vous étiez parti... C'est bien d'être resté..."

"On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses qui disparaissaient? Eh bien! c'était le discobole du parc, vous savez, la statue près de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe..."

"Pertchik, sois un frère, prête-moi cinq sacs jusqu'à la paye, c'est-à-dire jusqu'à demain..."

"Et il ne lui faisait pas la cour. C'est elle qui s'est jeté sur lui. En présence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l'ai vu de mes propres yeux...

Perets regagna son bureau, dit bonjour à Kim et se lava. Kim ne travaillait pas. II était assis, les mains tranquillement posées à plat sur la table, et il regardait le carrelage de faïence du mur. Perets enleva la housse de la "mercedes", brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.

- Pas moyen de travailler aujourd'hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se promène pour tout réparer. Je reste assis et je ne sais pas quoi faire maintenant.

Perets aperçut alors une note sur son bureau :

"Perets. Nous portons à votre connaissance que votre téléphone se trouve dans la pièce 771." Signature illisible. Perets soupira.

- Tu n'as pas à pousser de soupir, dit Kim. Il fallait arriver au travail à l'heure.

- Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd'hui.

- Excuse, fit sèchement Kim.

- De toute façon, j'ai pu un peu écouter. Et tu sais, Kim, je n'ai rien compris. Pourquoi?

- Un peu écouté! Tu es un imbécile. Un idiot. Tu as laissé passer une telle occasion que je n'ai même plus envie de parler avec toi. Il va falloir maintenant te présenter au Directeur. Par pure bonté.

- Présente-moi, dit Perets. Tu sais, parfois j'avais l'impression de saisir quelque chose, des fragments de pensée, très intéressants, je crois, mais maintenant que j'essaie de m'en souvenir - plus rien...

- Et à qui était le téléphone?

- Je ne sais pas. C'était dans la pièce où se trouve Domarochinier.

- Ah-Ah... C'est vrai, elle est en train d'accoucher... Il n'a pas de chance, Domarochinier. Il prend une nouvelle collaboratrice, il travaille six mois avec elle - et elle accouche... Oui, Pertchik, tu es tombé sur un téléphone de femme. De sorte que je ne vois vraiment pas comment t'aider... En règle générale, personne n'écoute tout d'affilée, et les femmes font certainement pareil. C'est que le Directeur s'adresse à tout le monde à la fois, mais en même temps à chacun en particulier. Tu comprends?

- Je crains de...

- Moi, par exemple, je recommande ce mode d'écoute : tu déroules le discours du Directeur sur une seule ligne, sans t'occuper des signes de ponctuation, et tu pioches les mots au hasard, comme si c'étaient des dominos. Alors, si les moitiés de domino correspondent, tu as un mot que tu notes sur une feuille séparée. Si ça ne correspond pas, le mot est momentanément rejeté, mais reste sur la ligne. Il y a encore quelques subtilités liées à la fréquence des voyelles et des consonnes, mais c'est un effet d'ordre secondaire. Tu comprends?

- Non, dit Perets. C'est-à-dire oui. Dommage, je ne connaissais pas cette méthode. Et qu'est-ce qu'il a dit aujourd'hui?

- Ce n'est pas la seule méthode. Il y a par exemple celle de la spirale à pas variable. C'est une méthode assez grossière, mais s'il ne s'agit que de problèmes d'économie, elle est très pratique, parce que simple. Il y a la méthode de Stevenson-Zaday, mais elle nécessite des appareillages électroniques... De sorte que la meilleure est peut-être celle des dominos, et dans les cas particuliers d'un lexique restreint et spécialisé, celle de la spirale.

- Merci, dit Perets. Mais de quoi a parlé aujourd'hui le Directeur?

- Que veut dire "de quoi"?

- Comment? Mais... de quoi? Qu'est-ce qu'il... a dit?

- A qui?

- A qui? Mais à toi, par exemple.

- Malheureusement, je ne peux pas te le raconter. C'est un matériel secret, et après tout, Perets, tu es un employé surnuméraire Ne te fâche donc pas.

- Je ne me fâche pas, je voulais simplement savoir... Il a dit quelque chose sur la forêt, sur la liberté de la volonté... Il y a longtemps que je jette des cailloux dans le ravin, mais comme ça, sans but, et il a dit quelque chose là-dessus aussi.

- Ne me parle pas de ça, fit nerveusement Kim. Ça ne me concerne pas. Et toi non plus d'ailleurs, puisque ce n'était pas ton téléphone.

- Attends un peu, est-ce qu'il a dit quelque chose à propos de la forêt?

Kim haussa les épaules.

- Naturellement. Il ne parle jamais de rien d'autre. Raconte-moi plutôt ton départ.

Perets s'exécuta.

- Ça te sert à rien de le battre tout le temps, dit Kim d'un air pensif.

- Je n'y peux rien. Je suis d'assez bonne force aux échecs, et ce n'est qu'un amateur... Et puis il joue d'une manière plutôt bizarre...

- Ce n'est pas grave. A ta place j'y réfléchirais comme il faut. D'une manière générale tu m'inquiètes un peu depuis quelque temps. On écrit des dénonciations sur ton compte... Tu sais, demain je te ménagerai une entrevue avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu'il te laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu es arrivé ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention, que tu avais très envie d'aller dans la forêt, mais que tu as maintenant changé d'avis parce que tu te considères comme incompétent.

- Bon.

Ils se turent un instant Perets s'imagina face à face avec le Directeur et fut saisi de panique. La méthode des dominos, pensa-t-il. Stevenson-Zaday.

- Et surtout, n'aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime ça.

Perets se leva d'un bond et se mit à marcher avec excitation à travers la pièce.

- Seigneur, fit-il. Savoir seulement à quoi il ressemble. Comment il est.

- Comment? Pas bien grand, plutôt roux...

- Domarochinier a dit que c'était un véritable géant...

- Domarochinier est un imbécile. Un vantard et un menteur. Le Directeur est un homme plutôt roux, replet, avec une petite cicatrice sur la joue droite. Il marche avec les pieds un peu en dedans, comme un marin. D'ailleurs, c'est un ancien marin.

- Mais Touzik disait que c'était un grand sec avec des cheveux longs parce qu'il lui manque une oreille.

- Qui c'est encore ce Touzik?

- C'est un chauffeur, je t'en ai parlé.

- Comment le chauffeur Touzik peut-il savoir tout cela? Ecoute, Pertchik, il ne faut pas être aussi confiant.

- Touzik dit qu'il a été son chauffeur et qu'il l'a vu plusieurs fois.

- Et alors? Il ment probablement. J'ai été son secrétaire particulier, et je ne l'ai pas vu une seule fois.

- Qui?

- Le Directeur. J'ai été longtemps son secrétaire avant de soutenir ma thèse.

- Et tu ne l'as pas vu une seule fois?

- Evidemment! Tu t'imagines que c'est si simple que ça?

- Attends un peu, comment sais-tu alors qu'il est roux, etc.?

Kim secoua la tête.

- Pertchik, commença-t-il d'une voix caressante. Mon petit. Personne n'a jamais vu un atome d'hydrogène, mais tout le monde sait qu'il a une enveloppe d'électrons aux caractéristiques déterminées et un noyau qui se compose dans le cas le plus simple d'un proton.

- C'est vrai, dit mollement Perets.

Il se sentait fatigué.

- Donc, je le verrai demain?

- Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je t'organiserai une rencontre, ça je te le garantis. Mais ce que tu verras là-bas et qui, ça je ne le sais pas. Et ce que tu entendras, je ne le sais pas non plus. Tu ne me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non, et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non?

- Mais ce sont tout de même des choses différentes, dit Perets.

- C'est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t'assure que c'est pareil.

- J'ai l'air évidemment bien abruti, dit tristement Perets.

- Un peu.

- C'est simplement que j'ai mal dormi cette nuit.

- Non, tu manques simplement de sens pratique. Et au fait, pourquoi est-ce que tu as mal dormi?

Perets raconta. Et prit peur. Le visage bienveillant de Kim s'était soudain empli de sang, ses cheveux hérissés. Il poussa un rugissement, décrocha le combiné, composa furieusement un numéro et vociféra :

- Commandant? Qu'est-ce que cela signifie, commandant? Comment avez-vous pu oser expulser Perets? Taisez-vous. Je ne vous demande pas ce qui était venu à expiration. Je vous demande comment vous avez osé expulser Perets. Quoi? Taisez-vous! Quoi? Sottises, balivernes! Taisez-vous, je vous écraserai! Vous et votre Claude-Octave! Avec moi vous irez nettoyer les chiottes! Vous partirez dans la forêt. En vingt-quatre heures, en soixante minutes. Quoi? Oui... Oui... Quoi? Oui... C'est ça. Dans ce cas c'est différent. Et le meilleur linge... Ça, c'est votre affaire. Dans la rue au besoin... Quoi? Bien. D'accord. D'accord. Je vous remercie. Excusez pour le dérangement... Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir.

Il reposa le combiné.

- Tout est rentré dans l'ordre. Malgré tout, c'est un homme admirable. Va te reposer. Tu habiteras dans son appartement et il s'installera avec sa famille dans ton ancienne chambre ; autrement, il ne peut malheureusement pas... Et ne discute pas, je t'en prie. Ce n'est pas une affaire entre toi et moi, c'est lui-même qui a décidé. Va, va, c'est un ordre. Je t'appellerai pour le Directeur.

En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile à cligner des yeux sous le soleil, puis il prit la direction du parc pour aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise était solidement maintenue par la main de plâtre musculeuse du voleur-discobole à gauche de la fontaine, dont la hanche s'ornait d'une inscription indécente. A proprement parler, l'inscription n'était pas particulièrement indécente. On avait écrit au crayon à encre :

"Fillettes, prenez garde à la syphilis."

III

Perets pénétra dans la salle d'attente du Directeur à dix heures précises. Il y avait déjà une vingtaine de personnes qui faisaient la queue. On fit passer Perets en quatrième position. Il prit place dans un fauteuil entre Béatrice Vakh, employée au groupe d'Aide à la population locale, et un sombre collaborateur du groupe de la Pénétration du génie. A en juger par la plaque qu'il portait sur la poitrine et l'inscription sur son masque de carton blanc, ce dernier devait être appelé Brandskougel. La salle d'attente était peinte en rose pâle. Sur un mur était placée une pancarte "Défense de fumer, de jeter des ordures, de faire du bruit", sur un autre, un grand tableau qui représentait l'exploit du traverseur de la forêt Selivan : sous les yeux de ses camarades stupéfiés, Selivan, les bras levés, se transformait en arbre sauteur. Les rideaux roses des fenêtres étaient soigneusement tirés et au plafond brillait un lustre gigantesque. Outre la porte d'entrée sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la pièce possédait une autre porte, immense, revêtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans issue". Exécutée à la peinture phosphorescente, l'inscription se détachait comme un sinistre avertissement. En dessous se trouvait le bureau de la secrétaire, garni de quatre téléphones de couleur différente et d'une ma Aine à écrire électrique. La secrétaire, une femme replète d'un certain âge portant lorgnon, étudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique". Les visiteurs parlaient à voix basse. Beaucoup ne pouvaient cacher leur nervosité et feuilletaient fébrilement de vieux illustrés. Tout ceci évoquait furieusement la file d'attente chez un dentiste, et Perets fut à nouveau agité d'un frisson désagréable, d'un tremblement de mâchoires, et saisi du désir de partir n'importe où sans plus attendre.

- Ils ne sont même pas paresseux, disait Béatrice Vakh, son charmant visage tourné dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter un travail systématique. Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable légèreté avec laquelle ils abandonnent les endroits où ils ont vécu?

- C'est à moi que vous parlez? demanda timidement Perets.

Il n'avait aucune idée de la manière d'expliquer cette incroyable légèreté.

- Non. Je parlais à "Mon cher" Brandskougel.

"Mon cher" Brandskougel remit en place le pan gauche de sa moustache qui se décollait et marmonna cordialement :

- Je ne sais pas.

- Et nous ne le savons pas non plus, fit amèrement Béatrice. Il suffit que nos équipes s'approchent du village pour qu'ils partent en abandonnant leur maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les intéressons pas. Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez?

Mon cher Brandskougel resta quelques instants silencieux, comme s'il réfléchissait à la question, observant Béatrice à travers les étranges meurtrières cruciformes de son masque. Puis il répondit sur le même ton que précédemment :

- Je ne sais pas.

- C'est vraiment dommage, poursuivit Béatrice, que notre groupe ne se compose que de femmes. Je sais bien qu'il y a une raison profonde, mais il manque souvent la fermeté, l'âpreté, je dirais presque la motivation masculine. Les femmes ont malheureusement tendance à se disperser, vous avez dû le remarquer.

- Je ne sais pas, dit Brandskougel.

Sa moustache se détacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il la ramassa, l'examina attentivement en soulevant un coin de son masque, cracha prestement dessus et la remit en place.

Une clochette tinta mélodieusement sur le bureau de la secrétaire. Celle-ci posa son manuel, consulta une liste en retenant avec affectation son lorgnon et annonça :

- Professeur Kakadou, c'est à vous.

Le professeur Kakadou lâcha sa revue illustrée, se leva d'un bond, se rassit, regarda autour de lui en blêmissant, puis se mordit la lèvre et, le visage défait, s'arracha à son fauteuil et disparut derrière la porte qui portait l'inscription "Sans issue". Un silence morbide régna pendant quelques secondes dans la salle d'attente. Puis les bruits de voix et de feuilles froissées reprirent.

- Nous n'arrivons pas, disait Béatrice, à trouver le moyen de les intéresser, de les captiver. Nous leur avons construit des habitations confortables sur pilotis. Ils les bourrent de tourbe et y mettent des espèces d'insectes. Nous avons essayé de leur proposer de la bonne nourriture au lieu de la saleté aigre qu'ils mangent. En pure perte. Nous avons essayé de les vêtir de manière humaine. Un est mort, deux autres sont tombés malades. Mais nous continuons nos expériences. Hier nous avons répandu dans la forêt un plein camion de miroirs et de boutons dorés... Le cinéma ne les intéresse pas, pas plus que la musique. Les créations immortelles ne provoquent chez eux qu'une sorte de ricanement... Non, il faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs enfants et d'organiser des écoles spéciales. Malheureusement, cela implique des difficultés d'ordre technique : on ne peut pas les prendre avec des mains humaines, il faudrait là des machines spéciales... D'ailleurs, vous savez tout cela aussi bien que moi.

- Je ne sais pas, dit mélancoliquement "Mon cher" Brandskougel.

La clochette tinta à nouveau, et la secrétaire dit:

- Béatrice, c'est à vous. Je vous en prie. Béatrice s'agita. Elle esquissa le geste de se précipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta autour d'elle un regard plein de désarroi. Elle revint sur ses pas, regarda sous le fauteuil en murmurant :

"Où est-il? Où?", promena ses yeux immenses sur la salle d'attente, saisit ses cheveux, cria d'une voix forte : "Mais où est-il?", puis attrapa soudain Perets par sa veste et le tira du fauteuil pour le jeter à terre. Sous Perets se trouvait un carton brun dont se saisit Béatrice. Elle resta quelques secondes les yeux fermés, le visage empli d'une joie sans bornes, serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la porte recouverte de cuir jaune et la referma derrière elle. Dans un silence de mort, Perets se releva et, s'efforçant de ne regarder personne, épousseta son pantalon. Au demeurant, personne ne lui prêtait attention : tous les regards étaient braqués sur la porte jaune.

"Que vais-je lui dire? se demanda Perets. Je lui dirai que je suis philologue et que je ne peux pas être utile à l'Administration, laissez-moi partir, je m'en irai et jamais plus je ne reviendrai, je vous en donne ma parole. Mais pourquoi êtes-vous venu ici? Je me suis toujours beaucoup intéressé à la forêt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forêt. En fait j'ai abouti ici tout à fait par hasard, puisque je suis philologue. Les philologues, les littérateurs, les philosophes n'ont rien à faire à l'Administration. C'est pour ça qu'on a raison de ne pas me laisser partir, je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux être ni à l'Administration, où l'on défèque sur la forêt, ni dans la forêt, où l'on ramasse les enfants avec des machines. Il faudrait que je m'en aille et que je m'occupe de quelque chose de plus simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme un enfant aime ses jouets. Je suis ici pour amuser les gens, je ne peux apprendre à personne ce que je sais... Non, je ne peux évidemment pas dire ça. Il faut verser une larme, mais où vais-je la trouver, cette larme? Je casserai tout chez lui si seulement il essaie de m'empêcher de partir. Je casserai tout et je m'en irai à pied."

Perets se vit marchant sur la route poussiéreuse sous un soleil de feu, kilomètre après kilomètre, tandis que la valise se fait de plus en plus lourde et de plus en plus indépendante de sa volonté. Et chaque pas l'éloigne toujours plus de la forêt, de son rêve, de son angoisse qui est depuis longtemps le sens de sa vie...

"On dirait qu'il y a un bout de temps que personne n'a été appelé, pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dû être très intéressé par le projet de ramassage des enfants. Mais pourquoi est-ce que personne ne sort du bureau? Il doit y avoir une autre issue."

- Excusez-moi, s'il vous plaît, dit-il en se tournant vers "Mon cher" Brandskougel, quelle heure est-il?

"Mon cher" Brandskougel consulta sa montre-bracelet, réfléchit un instant et dit :

- Je ne sais pas.

Perets se pencha vers son oreille et murmura :

- Je ne le dirai à personne. A per-sonne. "Mon cher" Brandskougel hésita. Il promena des doigts indécis sur la plaquette de plastique qui portait son nom, jeta un regard à la dérobée autour de lui, bâilla nerveusement, regarda à nouveau autour de lui et chuchota en maintenant fermement son masque contre sa figure :

- Je ne sais pas.

Puis il se leva et s'empressa de rejoindre un autre coin de la salle d'attente.

La secrétaire dit :

- Perets, c'est votre tour.

- Mon tour? s'étonna Perets. J'étais quatrième.

La secrétaire haussa la voix.

- Employé surnuméraire Perets, c'est votre tour!

- Il raisonne..., grommela quelqu'un.

- Ces types-là, il faut les chasser... Avec un balai brûlant! dit à voix haute quelqu'un sur la droite.

Perets se leva. Il avait les jambes en coton. Il porta stupidement les mains à ses flancs. La secrétaire le regardait fixement.

Des voix s'élevèrent dans la salle d'attente :

- Il fait le dégoûté.

- Ça a beau faire le malin...

- Et nous avons supporté ça!

- Excusez, vous l'avez supporté. Moi, c'est la première fois que je le vois.

- Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingtième.

La secrétaire éleva la voix :

- Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez rien par terre. Oui, vous là-bas... Oui, oui, c'est à vous que je parle. Alors, employé Perets, vous allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes?

- Oui, dit Perets. Oui, j'y vais.

La dernière personne qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut "Mon cher" Brandskougel, barricadé dans un coin derrière son fauteuil, le visage crispé, accroupi une main dans la poche arrière de son pantalon. Puis il vit le Directeur.

Le Directeur était un bel homme élancé d'une trentaine d'années, vêtu d'un costume coûteux qui tombait admirablement. Il était debout près de la fenêtre ouverte et distribuait des miettes de pain aux pigeons qui se pressaient sur l'appui. Le bureau était absolument vide : il n'y avait pas une chaise, pas même de table. Seule une copie en réduction de "L'exploit du traverseur de la forêt Selivan" était accrochée au mur opposé à la fenêtre.

- Employé surnuméraire de l'Administration Perets? prononça d'une voix claire et sonore le Directeur en tournant vers Perets le visage frais d'un sportif.

- Mmm... oui... Je... bafouilla Perets.

- Enchanté, enchanté Nous pouvons enfin faire connaissance. Bonjour. Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.

Perets s'inclina, intimidé, et serra la main qu'on lui tendait. La main était sèche et ferme.

- Comme vous voyez, je donne à manger aux pigeons. Curieux oiseau. On sent qu'il renferme des possibilités immenses. Qu'en pensez-vous, monsieur Perets?

Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le visage du Directeur exprimait une telle cordialité, un tel intérêt, une telle attente anxieuse d'une réponse que Perets se reprit et mentit :

- J'aime beaucoup, monsieur Ah.

- Vous les aimez rôtis? Ou à l'étouffée? Moi par exemple je les aime en croûte. Un pigeon en croûte avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous?

Et le visage de M. Ah refléta à nouveau un très vif intérêt et l'attente anxieuse de la réponse.

- Etonnant, dit Perets. Il avait résolu de se résigner à tout et d'être d'accord sur tout.

- Et la "Colombe" de Picasso, reprit M. Ah. Je me le remémore à l'instant... "Sans manger, sans boire, et sans embrasser, les instants passent sans qu'on puisse les rattraper..." Comme cela exprime bien cette idée de notre incapacité à saisir et matérialiser la beauté!

- De très beaux vers, acquiesça passivement Perets.

- La première fois que j'ai vu la "Colombe", j'ai pensé, comme probablement beaucoup d'autres, que le dessin était faux, ou en tout cas peu naturel. Mais ensuite, j'ai été amené par mes fonctions à m'intéresser aux pigeons et je me suis soudain aperçu que Picasso, ce faiseur de miracles, avait saisi l'instant précis où le pigeon replie ses ailes avant de se poser. Ses pattes touchent déjà la terre, mais lui est encore dans l'air, en vol. L'instant où le mouvement devient immobilité, le vol repos.

- Il y a chez Picasso des tableaux étranges, que je ne comprends pas, dit Perets, montrant là son indépendance d'esprit.

- Oh, c'est simplement que vous ne les avez pas regardés assez longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne suffit pas d'aller deux ou trois fois dans l'année au musée. Il faut regarder les tableaux durant des heures. Aussi souvent que possible. Et uniquement les originaux. Pas de reproductions. Pas de copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise copie. Mais si vous aviez l'occasion de faire connaissance avec l'original, vous comprendriez l'idée de l'artiste.

- Et en quoi consiste-t-elle?

- Je vais essayer de vous expliquer, proposa avec empressement le Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau? Formellement, c'est quelque chose moitié-homme moitié-arbre. Le tableau est statique. On ne voit pas, on ne saisit pas le passage d'une substance à une autre. Il manque au tableau le principal - la direction du temps. Mais si vous aviez la possibilité d'étudier l'original, vous comprendriez que l'artiste est parvenu à faire entrer dans la représentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit non pas un homme-arbre, ni même la transformation de l'homme en arbre, mais précisément et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a utilisé l'idée contenue dans une vieille légende pour représenter la naissance d'une nouvelle individualité. Le nouveau qui sort de l'ancien. La vie de la mort. La raison de la matière stagnante. La copie est absolument statique et tout ce qui y est représenté existe en dehors du cours du temps. Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La flèche du temps, comme dirait Eddington!

- Et où donc est l'original? demanda poliment Perets.

Le Directeur eut un sourire.

- L'original, naturellement, a été détruit en tant qu'objet d'art ne permettant pas une double interprétation. La première et la deuxième copie ont également été détruites par mesure de précaution.

M. Ah revint à la fenêtre et chassa du coude un pigeon qui se trouvait sur l'appui.

- Bien. Nous avons parlé des pigeons, prononça-t-il d'une voix nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom?

- Quoi?

- Nom. Votre nom.

- Pe... Perets.

- Année de naissance?

- Trente...

- Précisément!

- Mille neuf cent trente. Cinq mars.

- Que faites-vous ici?

- Employé surnuméraire. Rattaché au groupe de la Protection scientifique.

- Je vous demande : que faites-vous ici? dit le Directeur en tournant vers Perets un regard aveugle.

- Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller.

- Votre opinion sur la forêt. Brièvement.

- La forêt, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime.

- Votre opinion sur l'Administration?

- Il y a beaucoup de personnes estimables, mais...

- Ça suffit.

Le Directeur s'approcha de Perets, le prit par les épaules et, le regardant droit dans les yeux, dit :

- Ecoute, ami, laisse! Partie à trois? On appelle la secrétaire, tu as vu le morceau? C'est pas une femme, c'est les soixante-neuf positions réunies! "Ouvrons, enfants, le Jeroboam de réserve!...", chanta-t-il d'une voix lourde. Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu en dis?

Il sentait soudain l'alcool et le saucisson à l'ail, ses yeux louchaient vers la racine du nez.

- On appelle l'ingénieur, Brandskougel, "Mon cher" à moi, continua-t-il en pressant Perets contre sa poitrine. Il connaît de ces histoires... pas besoin de hors-d'oeuvre... On y va?

- Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je...

- Que tu quoi?

- Monsieur Ah, je...

- Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris?

- Kamarade Ah, je suis venu vous demander...

- Dem-m-an-an-de! Je ne te refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens, en voilà. Il y a quelqu'un qui ne te plaît pas? Dis-le, on verra ça! Alors?

- N-non, je veux simplement m'en aller. Je n'arrive pas à partir, je suis arrivé ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne veut m'aider, et je vous le demande à vous, en tant que Directeur...

Ah libéra Perets, arrangea sa cravate et sourit sèchement.

- Vous faites erreur, Perets. Je ne suis pas le Directeur. Je suis le délégué du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaît. Le Directeur va vous recevoir.

Il ouvrit devant Perets une petite porte basse tout au fond de son bureau nu et fit un geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa un signe de tête réservé et se baissa pour pénétrer dans la pièce suivante. Ce faisant, il eut l'impression de recevoir une légère tape sur l'arrière-train. Au reste, il était probable que ce, n'était qu'une impression - à moins que M. Ab ne se soit un peu trop pressé de claquer la porte.

La pièce dans laquelle il se retrouva était une copie conforme de la salle d'attente, la secrétaire elle-même était l'exacte copie de la première secrétaire, mais elle lisait un livre intitulé "Sublimation du génie". Les fauteuils étaient également occupés par des visiteurs pâles munis de journaux et de revues. Là aussi il y avait le professeur Kakadou qui souffrait cruellement de démangeaisons nerveuses et Béatrice Vakh, son carton brun sur les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, étaient des inconnus et sous une copie de "L'exploit du traverseur de la forêt Selivan" s'allumait et s'éteignait régulièrement une brutale injonction : "SILENCE!" Et en effet personne ne parlait. Perets s'assit précautionneusement tout au bord d'un fauteuil. Béatrice Vakh lui adressa un sourire un peu crispé mais dans l'ensemble amical.

Au bout d'une minute de silence tendu, une clochette tinta. La secrétaire posa son livre et dit :

- Révérend Lucas, on vous demande.

Le Révérend Lucas faisait peur à voir, et Perets se détourna. Ce n'est rien, pensa-t-il en fermant les yeux. Je tiendrai. Il se souvint de cette pluvieuse soirée d'automne où on avait apporté dans l'appartement Esther - Esther qu'un voyou ivre venait d'égorger dans l'entrée de la maison, les voisins qui s'accrochaient à lui et les éclats de verre dans sa bouche - il avait brisé le verre avec ses dents quand on lui avait apporté de l'eau... Oui, pensat-il, le plus dur est passé...

Son attention fut réveillé par des bruits de grattements répétés. Il ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.

- A votre avis, faut-i1 séparer les filles et les garçons? murmura d'une voix tremblante Béatrice.

- Je n'en sais rien, dit méchamment Perets. Béatrice Vakh continuait à marmonner :

- Une éducation complexe a évidemment ses avantages, mais c'est là un cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va pas me chasser? Où pourrais-je aller? On m'a déjà chassée de partout ; il ne me reste pas une paire de souliers convenables, tous mes bas ont filé et cette espèce de poudre qui ne tient pas.

La secrétaire posa la "Sublimation du génie" et observa sévèrement :

- Ne vous égarez pas.

Béatrice Vakh se figea, terrifiée. La petite porte basse s'ouvrit et un homme complètement rasé se glissa dans la salle d'attente.

- Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor.

- Je suis là, dit Perets en se levant d'un bond.

- Dehors avec vos affaires! La voiture part dans dix minutes, allez, hop!

- La voiture pour où? Pourquoi?

- Vous êtes Perets?

- Oui...

- Vous voulez partir, oui ou non?

- Je voulais, mais...

- Comme vous voudrez, rugit sur un ton excédé l'homme rasé, j'ai fait mon travail, je vous l'ai dit.

Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas.

- Arrière! lui cria la secrétaire, tandis que plusieurs mains agrippaient ses vêtements. Perets se débattit désespérément et la veste se déchira.

- La voiture, dehors! gémit-il.

- Vous êtes fou! dit la secrétaire, furieuse. Où voulez-vous aller comme ça? Vous avez une porte là, où il y a écrit "Sortie".

Des mains fermes guidèrent Perets vers l'inscription "Sortie". Derrière la porte se trouvait une grande salle de forme polygonale dans laquelle s'ouvrait une multitude de portes. Perets se rua pour les essayer les unes après les autres.

Un soleil éclatant, des murs blancs aseptiques, des hommes en blouse blanche. Un dos nu, badigeonné de teinture d'iode. Une odeur de pharmacie. Ce n'était pas ça.

L'obscurité, le ronronnement d'un projecteur cinématographique. Sur l'écran quelqu'un qu'on tire en tous sens par les oreilles. Les visages blancs de spectateurs qui se tournent, mécontents. Une voix : "La porte! Fermez la porte!" Encore pas ça...

Perets traversa la salle en glissant sur le parquet.

Une odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la queue. Derrière la barrière de verre, des bouteilles de kéfir étincelantes, des tartes et des gâteaux resplendissants.

- Messieurs, cria Perets, où est la sortie?

- La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiffé d'une toque de cuisinier.

- D'ici...

- A la porte où vous êtes.

- Ne l'écoutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est juste un petit futé qui s'amuse à retarder la queue. Travaillez, ne faites pas attention à lui.

- Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir...

- Non, ce n'est pas lui, dit le vieillard équitable. L'autre, il demande toujours où sont les toilettes. Où donc est votre voiture, disiez-vous, monsieur?

- Dans la rue...

- Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.

- Ça m'est égal dans laquelle, je veux simplement sortir, à l'extérieur!

- Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement changé son répertoire. Ne faites pas attention à lui...

Perets regarda désespérément autour de lui, revint dans la salle et poussa la porte à côté. Elle était fermée. Une voix mécontente demanda :

- Qui est là?

- Je dois sortir! cria Perets. Où est la sortie?

- Attendez un instant.

Il y eut un certain remue-ménage derrière la porte, un clapotis d'eau, des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda :

- Que voulez-vous?

- Sortir! Je dois sortir!

- Un instant.

Une clef grinça et la porte s'ouvrit. La pièce était plongée dans l'obscurité.

- Entrez, dit la voix.

Cela sentait le révélateur. Les bras étendus devant lui, Perets fit quelques pas mal assurés.

- Je n'y vois rien, dit-il.

- Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme ça.

Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider.

- Signez ici, dit la voix.

Un crayon fut glissé entre les doigts de Perets. Il distinguait maintenant dans la pénombre la vague blancheur d'une feuille de papier.

- Vous avez signé?

- Non. Il faut signer quoi?

- N'ayez pas peur, ce n'est pas une condamnation à mort. Signez que vous n'avez rien vu.

Perets signa à tout hasard. Il fut à nouveau fermement pris par la manche, guidé à travers quelques portes tendues de rideaux, puis la voix demanda :

- Vous êtes nombreux?

- Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derrière la porte.

- La file d'attente est formée? Je vais ouvrir la porte et faire sortir quelqu'un. Vous passerez un par un, sans parler et sans faire de plaisanteries. C'est clair?

- Compris. Ce n'est pas la première fois.

- Personne n'a oublié de vêtements?

- Non, non. Faites sortir.

La clef grinça à nouveau. Perets fut presque aveuglé par la lumière éclatante, puis on le poussa au-dehors. Les yeux toujours fermés, il descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans la cour intérieure de l'Administration. Des voix mécontentes crièrent :

- Alors, Perets, dépêche-toi! Il va falloir attendre longtemps?

Au milieu de la cour se trouvait un camion rempli d'employés du groupe de la Protection scientifique. Au volant, Kim faisait des signes furieux de la main. Perets courut jusqu'au camion et embarqua : il fut tiré, hissé et jeté au fond de la caisse. Aussitôt le moteur rugit, le camion démarra brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'écroula sur lui de tout son poids, tout le monde se mit à s'époumoner et à rire aux éclats, et ils partirent.

Perets alluma une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de sa veste. On lui tendit un manteau dans lequel il s'enveloppa avec un sourire reconnaissant. Le camion roulait de plus en plus vite et, bien que la journée fût chaude, le vent de la course transperçait les vêtements. Perets fumait, la cigarette abritée dans le creux de sa main, et regardait autour de lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la dernière fois que je te vois, mur. La dernière fois que je vous vois, cottages. Adieu, décharge, j'ai laissé mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu, mare, adieu, échecs, adieu, kéfir. Comme on se sent léger, vainqueur! Jamais plus je ne boirai de kéfir. Jamais plus je ne m'installerai derrière un échiquier..."

Les employés qui s'entassaient derrière la cabine, se tenant les uns aux autres et se protégeant mutuellement du vent, parlaient de choses abstraites.

- C'est mathématique, j'ai fait le calcul moi-même. Si ça continue comme ça, dans cent ans il y aura dix employés pour chaque mètre carré de territoire et la masse globale sera telle que le rocher s'effondrera. Les besoins en moyens de transport pour l'acheminement du ravitaillement et de l'eau seront tels qu'il faudra installer un pont automobile entre l'Administration et le Continent. Les camions rouleront à quarante kilomètres à l'heure et à un mètre d'intervalle, et ils seront déchargés en marche... Non, je suis absolument certain que la direction pense dès maintenant à réglementer l'afflux des nouveaux employés. Rendez-vous compte, c'est impossible, le commandant de l'hôtel en a déjà sept, et bientôt un huitième. Et tous en bonne santé. Domarochinier pense qu'il faut faire quelque chose à ce sujet. Non, pas obligatoirement la stérilisation, comme il le propose...

- Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier.

- C'est bien pourquoi je dis que ce ne sera pas obligatoirement la stérilisation...

- Il paraît que les congés annuels seront portés à six mois.

Ils passèrent devant le parc, et Perets se rendit compte tout à coup que le camion ne suivait pas la bonne route. Ils allaient bientôt franchir les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.

- Dites-moi, où allons-nous? demanda-t-il, - Comment, où? Toucher la paye.

- On ne va pas sur le Continent?

- Sur le Continent, pour quoi faire? Le caissier est à la station biologique.

- Alors vous allez à la station? Dans la forêt?

- Oui. Ceux de la Protection scientifique sont payés à la station biologique.

- Mais moi, alors? demanda Perets, décontenancé.

- Tu seras payé aussi. Tu as droit à une prime... Au fait, tous les questionnaires sont remplis?

Les employés se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles de papier imprimé de diverses couleurs et dimensions.

- Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire?

- Quel questionnaire?

- Comment, quel questionnaire? Le formulaire numéro quatre-vingt-quatre.

- Je n'ai rien rempli, dit Perets.

- Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers!

- Pas grave. Il a probablement un laissez-passer...

- Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien. Juste ma valise et le manteau, là... Je ne comptais pas aller dans la forêt, je voulais partir.

- Et la visite médicale? Les vaccinations?

Perets secoua la tête. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et Perets, le regard lointain, considérait la forêt, ses strates poreuses à l'horizon, son bouillonnement d'orage figé, la toile d'araignée de brume poisseuse à l'ombre de la falaise.

- S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un.

- Mais enfin, tout de même, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin...

- Et Domarochinier?

- Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs?

- Ça, tu n'en sais rien. Et personne n'en sait rien. L'année dernière Candide est parti en hélico sans papiers ; c'était un type qui n'avait pas froid aux yeux. Et maintenant, où est-il?

- Primo, ce n'était pas l'année dernière, mais bien avant. Secundo, il est mort, et c'est tout. A son poste.

- Oui? et tu as vu la note de service?

- C'est vrai. Il n'y en a pas eu.

- Alors il n'y a même pas à discuter. On l'a mis dans le bunker du poste de contrôle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires...

- Comment ça se fait, Pertchik, que tu n'aies pas rempli le questionnaire? Tu as peut-être quelque chose de pas tout à fait clair...

- Un instant, messieurs! La question est sérieuse. Je propose que nous examinions le cas de l'employé Perets dans les règles, pour ainsi dire, démocratiques. Qui sera le secrétaire?

- Domarochinier secrétaire!

- Excellente proposition. Nous choisissons donc comme secrétaire d'honneur notre vénéré Domarochinier. Je vois sur les visages que l'unanimité est faite. Et qui sera le secrétaire adjoint?

- Vanderbild secrétaire adjoint!

- Vanderbild? Mon dieu... On propose d'élire Vanderbild comme secrétaire adjoint. Y a-t-il d'autres propositions? Qui est pour? Contre? Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous?

- Moi?

- Oui, oui. Vous, précisément.

- Je ne vois pas l'intérêt. Pourquoi chercher à sortir les tripes à quelqu'un? Ça va déjà assez mal pour lui comme ça.

- D'accord. Et vous?

- C'est pas tes oignons.

- Comme vous voudrez... Secrétaire adjoint, écrivez : deux abstentions. Commençons. Qui veut prendre la parole le premier? Pas de candidats? Je commence donc. Employé Perets, répondez à la question suivante. "Quelles distances avons-nous parcouru dans l'intervalle compris entre les années vingt-cinq et trente : a) à pied, b) par voie de transport terrestre, c) par voie de transport aérien?" Ne vous pressez pas, réfléchissez. Vous avez un crayon et du papier.

Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha à se souvenir. Le camion était agité par les cahots. Au début, tout le monde le regardait, puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela :

- Je n'ai pas peur de la surpopulation. Vous avez vu tout le matériel qu'il y a? Dans le terrain vague derrière les ateliers, vous avez vu? Et vous savez ce que c'est, comme matériel? En réalité, il est dans des caisses clouées, et personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce que j'ai vu avant-hier soir? Je m'étais arrêté pour fumer une cigarette, et tout à coup j'entends un grand bruit. Je me retourne et je vois la paroi d'une caisse, une énorme, comme une maison, qui cède et qui s'ouvre comme un portail et il en sort une machine. Je ne vais pas vous la décrire, vous comprenez pourquoi. Mais ce spectacle... Elle est restée là quelques secondes, elle a sorti un long tuyau avec au bout une sorte de truc tournant, comme pour inspecter tout autour, puis elle est rentrée dans la caisse et le couvercle s'est refermé. Je ne me sentais pas à l'aise et je n'en ai pas cru mes yeux. Mais ce matin je me suis dit : "Je vais tout de même aller voir au " D "." J'y suis allé, et je me suis senti tout glacé : la caisse était tout à fait normale, pas trace de fente, mais la paroi était clouée DE L'INTERIEUR! Avec des clous brillants qui dépassaient à l'extérieur d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi est-ce qu'elle est sortie? Et est-ce qu'elle est la seule? Peut-être que la nuit elles vont toutes comme ça... inspecter. Et pendant qu'on se préoccupe de surpeuplement, en attendant elles nous préparent pour un de ces jours une nuit de la Saint-Barthélémy, et elles jetteront nos os du haut de la falaise. Et peut-être même pas des os, mais de la bouillie d'ossements..." Quoi? Non merci, mon cher, dis-le toi-même à ceux du Génie, si tu veux. Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait ou non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses...

- Alors, Perets, vous êtes prêt?

- Non, dit Perets, je n'arrive pas à me souvenir. C'était il y a longtemps.

- Etrange. Moi, par exemple, je me souviens très bien. Six mille sept cent un kilomètres par voie ferrée, soixante-dix mille cent cinquante-trois kilomètres par air (dont trois mille deux cent quinze pour raisons de nécessité personnelle), quinze mille sept kilomètres à pied. Et je suis plus vieux que vous. Etrange, étrange, Perets... Bon... Passons au point suivant. Quels sont les jouets que vous préfériez quand vous étiez d'âge préscolaire?

- Les tanks mécaniques, dit Perets en s'épongeant le front. Et les automitrailleuses.

- Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'était avant d'aller à l'école, en des temps, disons, beaucoup plus reculés. Bien que moins responsables, n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks et les automitrailleuses... Point suivant. A quel âge avez-vous ressenti une attirance pour une femme, entre parenthèses - pour un homme? L'expression entre parenthèses concerne, en règle générale, les femmes. Vous pouvez répondre.

- Il y a longtemps, dit Perets. Ça se passait il y a très longtemps.

- Précisément!

- Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi.

Le président haussa les épaules.

- Je n'ai rien à cacher. Cela m'est arrivé pour la première fois à l'âge de neuf ans, un jour où on me baignait avec ma cousine... A vous maintenant.

- Je ne peux pas, dit Perets. Je ne désire pas répondre à de telles questions.

- Idiot, lui chuchota une voix à l'oreille. Invente quelque chose qui fasse sérieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiètes? Qui va aller vérifier?

- D'accord, dit Perets, soumis. C'était à l'âge de dix ans, le jour où on m'a baigné avec mon chien Mourka.

- Très bien! s'exclama le président. Et maintenant, énumérez les maladies des membres inférieurs dont vous avez souffert.

- Rhumatismes.

- Et puis?

- Claudication intermittente.

- Très bien. Et encore?

- Rhume, dit Perets.

- Ce n'est pas une maladie des membres inférieurs.

- Je ne sais pas. Chez vous, peut-être que non, mais chez moi c'est une maladie des membres inférieurs. J'avais les pieds trempés, et je me suis enrhumé.

- Admettons... Et ensuite?

- Ça ne suffit pas?

- Comme vous voudrez. Mais je vous préviens : plus il y en a, mieux ça vaut.

- Gangrène spontanée, dit Perets. Suivie d'amputation. Ça a été la dernière maladie des membres inférieurs dont j'ai eu à souffrir.

- Ça suffira, maintenant. Question suivante. Votre position philosophique, rapidement.

- Matérialisme, dit Perets.

- Quel genre de matérialisme, précisément?

- Emotionnel.

- Je n'ai plus de questions à poser. Et vous, messieurs?

Il n'y avait plus de questions. Les employés somnolaient ou parlaient entre eux, le dos tourné au président. Le camion roulait maintenant plus lentement. Il commençait à faire très chaud et de la forêt venait une odeur humide, une odeur puissante et désagréable qui en temps normal ne parvenait pas jusqu'à l'Administration. Le camion roulait moteur coupé et l'on entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.

- Je suis étonné quand je vous considère, disait le secrétaire adjoint qui avait lui aussi tourné le dos au président. Il y a là une sorte de pessimisme morbide. L'homme est par nature optimiste, d'une part. D'autre part et surtout, vous ne croyez tout de même pas que le Directeur pense moins que vous à toutes ces choses-là? Ce serait ridicule. Dans son dernier discours, le Directeur, s'adressant à moi, a évoqué des perspectives grandioses. J'ai été tout bonnement transporté d'enthousiasme, je n'ai pas honte de le reconnaître. J'ai toujours été optimiste, mais le tableau qu'il a fait... Si vous voulez le savoir, tout va être démoli, tous ces entrepôts, ces cottages... Il y aura des bâtiments d'une splendeur aveuglante, en matériaux transparents et semi-transparents, des stades, des piscines, des jardins suspendus, des buvettes en cristal! Des escaliers qui monteront à l'assaut du ciel! De belles femmes à la taille flexible, à la peau élastique et bronzée! Des bibliothèques! Des muscles! Des laboratoires! Pleins de soleil et de lumière! Des horaires libres! Des automobiles, des hydroglisseurs, des dirigeables! Des réunions contradictoires, l'instruction pendant le sommeil, le cinéma en relief... Après leurs heures de travail, les collaborateurs pourront aller dans les bibliothèques, méditer, composer des mélodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois, se lire leurs vers!...

- Et toi, qu'est-ce que tu feras?

- De la sculpture sur bois.

- Et quoi encore?

- Ecrire des vers. On m'apprendra à écrire des vers, j'ai une bonne écriture.

- Et moi, qu'est-ce que je ferai?

- Tout ce que tu voudras, dit généreusement le secrétaire adjoint. Sculpter le bois, écrire des versCe que tu voudras.

- Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis mathématicien.

- Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des mathématiques jusqu'à plus soif!

- Je fais déjà des mathématiques jusqu'à plus soif.

- Maintenant tu reçois un salaire pour ça. Idiot. Tu pourras sauter de la tour à parachute.

- Pourquoi?

- Comment, pourquoi? C'est intéressant...

- M'intéresse pas.

- Alors qu'est-ce que tu veux faire? Il n'y a rien d'autre que les mathématiques qui t'intéresse?

- Oui, rien d'autre peut-être... Tu travailles toute la journée, et le soir tu es si abruti que tu ne t'intéresses plus à rien d'autre.

- C'est simplement que tu as un esprit borné. Ça fait rien, on te le développera. On te trouvera des talents, tu te mettras à composer de la musique, ou à sculpter quelque chose...

- Composer de la musique, ce n'est pas le problème. Mais pour trouver des auditeurs...

- Moi, je t'écouterai avec plaisir... Perets, voilà...

- C'est seulement ce que tu crois. Tu ne m'écouteras pas. Et tu ne composeras pas de vers. Tu donneras quelques entailles dans ton bout de bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te saouleras. Je te connaîs. Et je connais tout le monde ici. Vous vous traînerez de la buvette en cristal au buffet en diamant. Surtout si l'horaire est libre. Je n'ose même pas penser à ce qui se passerait si on vous donnai; la liberté d'horaire.

- Tout homme est un génie en quelque chose, répliqua le secrétaire adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a de génial en lui. Nous n'en avons même pas l'idée, mais je suis peut-être un génie de la cuisine et toi, mettons, un génie de la pharmacie, mais ce ne sont pas nos occupations et nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'à l'avenir il y aura des spécialistes qui s'occuperont de ça, qu'ils chercheront à découvrir nos virtualités cachées.

- Tu sais, les virtualités, ce n'est pas quelque chose de très clair. Je ne dis pas le contraire, peut-être qu'il y a réellement du génie en chacun de nous. Mais que faire si ce génie ne peut trouver à s'appliquer que dans un passé reculé ou un futur lointain, alors que, dans le présent, il n'est même pas considéré comme du génie, que tu l'aies manifesté ou non? C'est bien, évidemment, si tu te révèles un génie de la cuisine. Mais comment reconnaîtrat-on que tu es un cocher de génie, Perets un tailleur de pointes de silex de génie, et moi le génial découvreur d'un champ X dont personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix ans... C'est alors, comme disait le poète, que se tournera vers nous la face noire du loisir...

- Eh, les gars, dit quelqu'un, on a rien pris à bouffer avec nous. Le temps d'arriver, de toucher l'argent...

- Stoïan s'en occupera.

- Et comment, que Stoïan s'en occupera! Ils en sont aux rations, chez eux.

- Et ma femme qui me donnait des sandwiches!...

- Tant pis, on verra bien, on est déjà à la barrière.

Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forêt, et la route s'y enfonçait comme un fil dans un tapis persan. Le camion dépassa une pancarte de contre-plaqué où l'on Usait : "ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!" On voyait déjà la barrière baissée, l'abri-champignon à côté, et plus à droite, les barbelés, les protubérances blanches des isolateurs et les treillis des miradors avec leurs projecteurs. Le camion s'arrêta. Tout le monde se mit à regarder le garde qui, debout, les jambes croisées, un fusil sous le bras, était en train de somnoler sous l'abri-champignon. Une cigarette éteinte pendait à sa lèvre et tout autour de lui le terrain était jonché de mégots. A côté de la barrière se dressait un poteau couvert de pancartes : "ATTENTION, FORET" "PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!"

"DEFENSE DE CONTAMINER!"

Le chauffeur klaxonna discrètement. Le garde ouvrit les yeux, jeta un regard embrumé autour de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de la voiture.

- Vous avez l'air d'être beaucoup, là-dedans, dit-il d'une voix sifflante. Vous venez pour les sous?

- C'est cela, dit obséquieusement l'ex-président.

- Bien, c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion, grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur un ton de reproche :

- Oh là là, ce que vous êtes nombreux. Et vos mains, elles sont propres?

- Propres! répondirent en choeur les employés. Quelques-uns exhibèrent même leurs mains.

- Tout le monde les a propres?

- Tout le monde!

- Ça va, dit le garde.

Il passa la moitié du corps dans la cabine et on l'entendit dire :

- Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en a combien? Ah-ah... Tu mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, écoutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut Voldemar! Tu continues à rouler?... Moi, je monte toujours la garde. Montre ta carte... Allons quoi, t'excite pas, montre un peu que je voie... En règle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce que tu as à écrire des numéros de téléphone sur ta carte? Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je vois. Donne, je vais la noter aussi... Bon, merci. Allez-y, vous pouvez passer.

Il sauta du marchepied, faisant voler la poussière avec ses bottes, alla à la barrière et pesa sur le contrepoids. La barrière se leva lentement, les caleçons qui la garnissaient tombèrent dans la poussière. Le camion s'ébranla.

Dans la caisse, tout le monde s'était remis à faire du vacarme, mais Perets n'entendait pas. Il entrait dans la forêt. La forêt se rapprochait, s'avançait, se faisait de plus en plus haute, pareille à une vague de l'océan, et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel, d'espace ni de temps, la forêt avait pris leur place. Il n'y avait plus qu'un défilé de teintes sombres, un air épais et humide, des senteurs étranges, comme une odeur de graillon, et un arrière-goût acre dans la bouche. Seule l'ouïe n'était pas touchée : les bruits de la forêt étaient étouffés par le hurlement du moteur et le bavardage des employés. Ainsi voici la forêt, se répétait Perets, me voici dans la forêt, se répétait-il stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais à l'intérieur, participant. Je suis dans la forêt. Quelque chose de frais et humide toucha son visage, le chatouilla, se détacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda : c'était un filament long et fin provenant d'un végétal, ou peut-être d'un animal, à moins que ce ne fût simplement un attouchement de la forêt, geste d'accueil amical ou palpation soupçonneuse ; il ne fit pas un geste vers le filament.

Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le brun se retiraient, soumis, loin en arrière, tandis que sur les bas-côtés se traînaient en désordre les colonnes de l'armée d'invasion, vétérans oubliés, noirs bulldozers cabrés aux boucliers rouilles furieusement levés, tracteurs à demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimées, sur le sol, camions sans roues et sans vitres - tous morts, abandonnés à jamais, mais continuant à diriger hardiment vers l'avant, vers les profondeurs de la forêt leurs radiateurs défoncés et leurs phares éclatés. Et tout autour la forêt remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et enflamnée, trompait la vue en avançant et reculant, embrouillait, se moquait et riait, la forêt était tout entière insolite, indescriptible et écoeurante.

IV

Perets ouvrit la portière du tout-terrain et regarda vers les broussailles. Il ne savait pas ce qu'il devait voir. Quelque chose qui ressemblerait à du kissel nauséabond. Quelque chose d'extraordinaire, d'impossible à décrire. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire, de plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c'étaient les gens, et c'est pourquoi Perets ne vit qu'eux. Ils s'approchaient du tout-terrain, minces et souples, élégants et assurés, ils marchaient légèrement, sans faire de faux pas, choisissant immédiatement et sûrement l'endroit où poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la forêt, d'y être comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait déjà, et il est même probable qu'ils ne faisaient pas semblant mais qu'ils le croyaient vraiment, alors que la forêt était suspendue au-dessus de leurs têtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs, feignant habilement d'être une amie familière, soumise et simple - d'être leur. En attendant. Pour un temps...

- Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme - Rita, disait l'ex-chauffeur Touzik.

Il était à côté du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement écartées, retenant entre ses cuisses une moto râlante et tremblante.

- Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin... Il la suit de près.

Quentin et Rita s'approchèrent et Stoïan quitta le volant pour aller à leur rencontre.

- Alors, comment va-t-elle? demanda Stoïan.

- Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur. Quoi, les sous sont arrivés?

- C'est Perets, dit Stoïan. Je vous ai raconté.

Rita et Quentin sourirent à Perets. Il n'avait pas eu le temps de les examiner, et Perets pensa fugitivement qu'il n'avait jamais vu de femme aussi étrange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin.

- Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant à sourire tristement. Vous êtes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant?

- Je ne vois toujours pas, dit Perets.

Il ne faisait pas de doute que cette étrangeté et ce malheur étaient attachés l'un à l'autre par des liens indéfinissables mais extrêmement solides.

Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.

- Mais ne regardez pas là, dit Quentin. Regardez tout droit, tout droit! Vous ne voyez pas?

Alors, Perets vit et oublia aussitôt les gens. C'était apparu comme l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette enfantine du type "Où est caché le chasseur?", et une fois qu'on l'avait trouvée, on ne pouvait plus la perdre de vue. C'était tout près, ça commençait à une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier. Perets avala convulsivement sa salive.

Une colonne vivante s'élevait vers les couronnes des arbres, un faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se tendaient, un faisceau qui perçait le feuillage dense et s'élançait encore plus haut, vers les nuages. Et il était né du cloaque gras, du cloaque bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonflé des bulles d'une chair primitive qui se formait fébrilement et se décomposait aussitôt, déversant les produits de sa décomposition sur les rives plates, crachant une bave gluante... Et tout d'un coup, comme si d'invisibles filtres acoustiques avaient été mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre au milieu du râle de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots, gargouillis, longs gémissements marécageux ; et en même temps s'avançait un véritable mur d'odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de bile fraîche, de sérum, de colle chaude - et ce fut seulement alors que Perets vit les masques à oxygène suspendus sur la poitrine de Rita et Quentin, et aperçut Stoïan qui, avec une grimace de dégoût, portait à son visage l'embouchure du masque. Mais lui-même ne tenta pas de mettre le masque, comme s'il espérait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses yeux, ni ses oreilles ne lui avaient raconté...

- Ça pue chez vous, dit Touzik. Comme à la morgue...

Et Quentin dit à Stoïan :

- Tu devrais dire à Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un poste de travail insalubre. On a droit à du lait, du chocolat...

Rita fumait pensivement rejetant la fumée par ses fines narines mobiles.

Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords, tremblants ; toutes leurs branches étaient tournées du même côté et fléchissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d'épaisses lianes moussues que le cloaque accueillait en lui, dépouillait de leur substance et s'assimilait, de la même manière qu'il pouvait dissoudre et transformer en sa propre chair tout ce qui l'entourait...

- Pertchik, dit Stoïan, n'écarquille pas les yeux comme ça, tu vas les perdre.

Perets sourit, mais il savait à quel point son sourire paraissait contraint.

- Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin.

- Pour le cas où on resterait embourbé. Ils suivent le chemin, moi j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.

- Vous vous embourberez forcément, dit Quentin.

- Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une idée bête, je vous l'ai dit tout de suite.

- Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit Stoïan. Tu es pas pour grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant à Quentin :

- Ça commence bientôt? Quentin consulta sa montre.

- Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes. Donc il reste... il reste... il reste rien du tout. Regarde, il a déjà commencé.

Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes et convulsives, il avait commencé à expulser l'un après l'autre sur ses rives plates des morceaux d'une pâte blanchâtre, agitée de brefs frissons, qui roulaient sur la terre, aveugles et sans défense, puis se figeaient sur place, s'aplatissaient, étiraient des simulacres de pattes prudents et commençaient à se mouvoir d'une manière raisonnée, encore inquiets et désordonnés dans leurs mouvements, mais tous suivant une même direction, une direction bien déterminée : tantôt ils se heurtaient, tantôt ils s'écartaient l'un de l'autre, mais tous ils suivaient la même direction, la même ligne qui partait de la matrice pour s'enfoncer loin dans la broussaille, unique flot blanchâtre de fourmis géantes, maladroites et glaireuses...

- Par ici, c'est tout du marécage, disait Touzik. Tu vas être si bien collé qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les câbles casseront.

- Et si tu venais avec nous? dit Stoïan à Quentin.

- Rita est fatiguée.

- Eh bien! Rita n'a qu'à rentrer chez elle, et nous on y va... Quentin hésitait.

- Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il.

- Oui, je rentre à la maison, dit Rita.

- C'est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite. On en a pas pour longtemps, pas vrai Stoïan?

Rita jeta son mégot et, sans dire au revoir, prit le chemin de la station. Quentin piétina quelques instants, indécis, puis dit doucement à Perets :

- Permettez... que je passe...

Il se glissa sur la banquette arrière et à ce moment la moto rugit effroyablement, échappa au contrôle de Touzik, fit un grand bond en hauteur et fila droit vers le cloaque.

- Arrête! cria Touzik, accroupi. Où vas-tu? Tout le monde était fige sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra et tomba dans le cloaque. Tous s'avancèrent. Il sembla à Perets que le protoplasme s'était incurvé sous la moto, comme pour amortir la chute, l'avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s'était refermé sur elle. La moto s'était tue.

- Abruti par l'alcool! dit Touzik à Stoïan. Qu'est-ce que tu as encore fait?

Le cloaque était maintenant une gueule qui suçait, qui dégustait, qui se délectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de la langue d'une joue à l'autre. La moto tourbillonnait dans la masse écumante, disparaissait, reparaissait, agitant désespérément les cornes de son guidon, et paraissait plus petite à chacune de ses apparitions : sa structure de métal s'étiolait, devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu'on voyait maintenant vaguement apparaître à travers elle les entrailles du moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une dernière fois et on ne la revit plus.

- Elle a été bouffée, dit Touzik avec une joie idiote.

- Abruti par l'alcool, répéta Stoïan, tu me le paieras. Tu en as pour toute ta vie à payer.

- Bon, ça va, dit Touzik. Mais qu'est-ce que j'ai fait? J'ai tourné la poignée des gaz dans le mauvais sens (il s'adressait maintenant à Perets), et elle m'a échappé. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu réduire les gaz, pour que ça fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai pas tourné du bon côté. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs c'était une vieille moto... Donc je m'en vais. (Il s'adressait à nouveau à Stoïan.) J'ai plus rien à faire ici? Je rentre chez moi.

- Qu'est-ce que tu regardes comme ça? dit soudain Quentin avec une telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.

- Qu'est-ce que ça peut te faire? dit Touzik. Je regarde où je veux.

Il regardait en direction du sentier, vers l'endroit où, sous la voûte épaisse d'un vert jaunâtre, dansait encore, s'éloignant peu à peu, la cape orange de Rita.

- Non, laissez-moi, dit Quentin à Perets. Je vais m'expliquer avec lui.

- Où vas-tu, mais où tu vas? bredouilla Stoïan. Calme-toi, Quentin...

- Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu où il veut en venir!

- Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrête, calme-toi!

- Lâche-moi, lâche-moi, je te dis!

Ils s'agitaient bruyamment à côté de Perets, le bousculant des deux côtés. Stoïan tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux, essayait d'une main de se libérer de l'étreinte de Stoïan et de l'autre pesait de toutes ses forces sur Perets pou- pouvoir l'enjamber. Il tirait par saccades et à chaque fois se dégageait un peu plus de sa veste. Perets saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait à suivre du regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant.

- Qu'est-ce qu'elle a à porter un pantalon, dit-il à Perets. Elles ont trouvé ça maintenant, le pantalon...

- Ne le défends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un neurasthénique sexuel, mais un vulgaire salaud! Enlève-toi, ou tu vas prendre aussi!

- Avant il y avait ces jupes, dit rêveusement Touzik. Un morceau d'étoffe qu'elles s'enroulaient autour avec une épingle pour le tenir. Alors moi, je prenais l'épingle et...

Si cela s'était passé dans le parc... Si cela s'était passé à l'hôtel, à la bibliothèque ou dans la salle des actes... Et cela s'était passé - dans le parc, à la bibliothèque et même dans la salle des actes au cours de l'exposé de Kim : "Ce que tout travailleur de l'Administration doit savoir sur les méthodes de la statistique mathématique." Et maintenant la forêt voyait et entendait tout cela - les cochonneries salaces qui faisaient briller les yeux de Touzik, la face empourprée de Quentin à la portière de la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoïan à propos du travail, de la responsabilité, de la bêtise le claquement des boutons arrachés sur les glaces de la cabine... Et on ne savait pas ce qu'elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela la dégoûtait...

- ..., disait avec délectation Touzik.

Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main à sa pommette et regarda Perets, l'air abasourdi.

- Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.

- Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les épaules. Ce qu'il y a, c'est que je n'ai plus rien à faire ici, il y a plus de moto, vous voyez bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici?

Quentin s'enquit à voix haute :

- Il t'a mis sur la gueule?

- Oui, dit Touzik, dépité. Sur la pommette, en plein sur l'os... Heureusement qu'il m'a pas eu à l'oeil.

- Tu l'as vraiment eu sur la gueule?

- Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas.

- Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siège.

- Touz, dit Stoïan, grimpe dans la voiture. Si on s'embourbe, tu nous aideras à tirer.

- J'ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai plutôt le volant.

On ne lui répondit pas ; il grimpa sur le siège arrière et s'assit à côté de Quentin. Perets prit place à côté de Stoïan et ils partirent.

Les chiots avaient déjà parcouru pas mal de chemin, mais Stoïan, qui guidait avec beaucoup d'adresse les roues droites sur le sentier et les gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commença à les suivre en faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commença à lui expliquer qu'il n'y avait aucun mal dans son esprit, que de toute façon il n'avait plus de moto, ça lui était égal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal chez lui, il reste un homme, forêt ou pas forêt, c'était égal... "On t'avait déjà tapé sur la gueule?" demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans mentir, ça t'est déjà arrivé ou non?", demandait-il à intervalles réguliers, en interrompant Touzik. "Non, répondait celui-ci, non, attends, finis d'abord de m'écouter..."

Perets frottait doucement son doigt enflé et regardait les chiots. Les enfants de la forêt. Ou peut-être les serviteurs de la forêt. Ou encore les excréments de la forêt... Ils cheminaient lentement, infatigablement, en colonne, les uns à la suite des autres, comme s'ils coulaient à la surface de la terre, entre les troncs d'arbres pourris, les fondrières, les mares d'eau dormante, dans l'herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le sentier disparaissait, s'enfonçait dans une boue odorante, se cachait sous les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussière ne se collait à eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les tachait pas. Ils coulaient avec une détermination obtuse et inhumaine, comme s'ils suivaient une route familière de tous temps connue. Ils étaient quarante-trois.

"Je brûlais d'être ici et maintenant j'y suis, je vois enfin la forêt de l'intérieur, et je ne vois rien. J'aurais pu imaginer tout ça en restant à l'hôtel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir, quand on n'arrive pas à s'endormir, quand tout est calme et que soudain au milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme en enfonçant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici, dans la forêt, j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se transforment soudain en Selivan le traverseur de la forêt - tout ce qu'il y a de plus absurde, de plus sacré. Et tout ce qu'il y a dans l'Administration, je peux l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu rester chez moi et imaginer tout cela couché sur le divan avec la radio à côté de moi, en écoutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c'est la même chose qu'imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un monde que quelqu'un a imaginé, sans prendre la peine de me l'expliquer. Et peut-être aussi de se l'expliquer à lui-même. La maladie de la compréhension, pensa soudain Perets. Voilà de quoi je souffre. La maladie de la compréhension."

II se pencha à la portière et appliqua son doigt endolori sur la paroi froide. Les chiots ne prêtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne soupçonnaient probablement même pas son existence. Il émanait d'eux une odeur forte et désagréable, leur enveloppe paraissait maintenant transparente et sous elle on voyait comme des ombres se déplacer par vagues.

- Si on en attrapait un? proposa Quentin. C'est très simple, on l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire.

- Ça en vaut pas la peine, dit Stoïan.

Quentin :

- Pourquoi? De toute façon, il faudra bien un un jour en attraper un.

Stoïan :

- Ça me fait un peu peur. D'abord, s'il crève, il faudra faire un rapport écrit à Domarochinier...

Touzik :

- Nous, on les faisait cuire. Ça me plaisait pas, mais les autres disaient que c'était bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le même genre de saleté. Ça me dégoûte...

Quentin :

- J'ai remarqué une chose, leur nombre est toujours un nombre premier : treize, quarantetrois, quarante-sept...

Stoïan :

- Tu dis des bêtises. J'en ai rencontré dans la forêt des groupes de six, de douze...

Quentin :

- Dans la forêt, je dis pas ; après, ils forment des groupes qui vont chacun de leur côté. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre premier, tu peux vérifier dans la revue, j'ai enregistré toutes les portées...

Touzik :

- Et une autre fois, avec les autres, on avait attrapé une fille du pays, ça avait été un sacré rire...

Stoïan :

- Eh bien! écris un article.

Quentin :

- C'est déjà fait. Ça va me faire le quinzième...

Stoïan :

- Moi j'en suis à dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui, comme co-auteur?

Quentin :

- Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit qu'actuellement le transport c'est primordial, mais Rita me conseille le commandant.

Stoïan :

- Surtout pas le commandant.

Quentin :

- Pourquoi?

Stoïan :

- Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.

Touzik :

- Le commandant coupait le kéfir avec du liquide de frein. C'était quand il était responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on avait jeté une poignée de punaises dans son appartement.

Stoïan :

- On dit qu'il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront moins de quinze articles suivront un traitement.

Quentin :

- Ah! oui, leurs traitements spéciaux, je les connais. Sale coup. Les cheveux s'arrêtent de pousser et tu pues du bec pendant un an...

" Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus vite. Je n'ai plus rien à faire ici." Puis, il s'aperçut que la composition de la colonne des chiots s'était modifiée. Il compta : trente-deux chiots avaient continué tout droit, tandis que onze, rangés eux aussi en colonne, avaient tourné à gauche pour descendre vers l'étendue d'eau sombre et immobile qui était apparue entre les arbres, à très peu de distance du tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement ébauchés du rocher de l'Administration à l'horizon. Les onze chiots se dirigeaient avec détermination vers l'eau. Stoïan fit taire le moteur et ils descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement les uns après les autres dans le lac.

- Ils coulent, dit avec étonnement Quentin. Ils se noient.

Stoïan prit une carte et l'étala sur le capot.

-C'est bien ça, dit-il. Le lac n'est pas indiqué. Ici il y a un village qui est marqué, mais pas de lac... Voilà, il y a écrit : < Vill. Aborig. Soixantedix fraction onze."

- C'est toujours comme ça, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans la forêt? Primo, toutes les cartes racontent des salades, et deuxio, ici elles servent à rien. Là il y a par exemple aujourd'hui une route, demain une rivière, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbelés et un mirador. Ou bien on tombera sur un entrepôt.

- Ça me dit pas grand-chose de continuer, dit Stoïan en s'étirant. Ça suffit peut-être pour aujourd'hui?

- Evidemment, ça suffit, dit Quentin. Perets a encore sa paye à toucher. On retourne à la voiture.

- Faudrait des jumelles, dit soudain Touz en fixant avidement le lac, une main en visière audessus de ses yeux. Il me semble qu'il y a une bonne femme qui se baigne là-bas.

Quentin s'arrêta.

- Où?

- Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.

Quentin blêmit soudain et se précipita à toutes jambes vers la voiture.

-Où tu la vois? demanda Stoïan.

- Là-bas, sur l'autre rive...

- Il n'y a rien du tout là-bas, siffla Quentin.

Il était debout sur le marchepied et explorait avec les jumelles la rive opposée. Ses mains tremblaient.

- Sale baratineur... tu veux encore prendre sur la gueule... Rien du tout là-bas! répéta-t-il en tendant les jumelles à Stoïan.

- Comment ça, rien! dit Touzik. Je suis tout de même pas bigleux, chez moi on m'appelle Œilde-lynx...

- Attends un peu, attends un peu, arrache pas, lui dit Stoïan. Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains...

- Rien du tout là-bas, marmonna Quentin. Tout ça c'est de la blague... Il raconte n'importe quoi...

- Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je vous le dis.

Perets tressaillit.

- Donnez-moi les jumelles, dit-il très vite.

- On voit rien, dit Stoïan en lui tendant les jumelles.

- Vous êtes bien tombé, si vous le croyez, marmonna Quentin qui commençait à se rasséréner.

- Parole, elle était là, dit Touzik. Elle a dû plonger. Tout à l'heure, elle ressortira.

Perets colla les jumelles à ses yeux. Il ne s'attendait pas à voir quelque chose : c'eût été trop simple. Et il ne vit rien. Il n'y avait que l'étendue plate du lac, la rive lointaine, envahie par la forêt, et la silhouette du rocher de l'Administration audessus de la crête dentelée des arbres.

- Comment était-elle? demanda-t-il.

Touzik commença à décrire en détail, en s'aidant de ses mains, comment elle était. Ce qu'il décrivait était très alléchant, et raconté avec beaucoup de passion, mais ce n'était pas ce que voulait Perets.

- Oui, bien sûr, dit-il. Oui... Oui...

"Peut-être est-elle allée à la rencontre des chiots", pensait-il, secoué sur le siège arrière au côté d'un Quentin rembruni, tout en regardant les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure - Touzik était en train de mâchonner quelque chose. Elle est sortie du calice de la forêt, blanche, froide, assurée, et elle est entrée dans l'eau, dans l'eau familière, entrée dans le lac comme j'entre dans la bibliothèque ; elle s'est plongée dans le crépuscule vert et mouvant et elle a nagé à la rencontre des chiots, et maintenant elle les a déjà rencontrés au milieu du lac, au fond, et elle les a emmenés quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but. Et de nouveaux événements se prépareront dans la forêt, et peut-être, à de nombreux milles d'ici, se produira ou commencera à se produire quelque chose d'autre : au milieu des arbres commenceront à bouillonner des bouffées de brouillard lilas qui ne sera pas du tout du brouillard - à moins qu'un autre cloaque n'entre en travail au milieu d'une paisible clairière, ou que les aborigènes bigarrés qui, tout récemment encore, restaient paisiblement assis à regarder des films instructifs et à écouter patiemment les explications dispensées par le zèle de Béatrice Vakh ne se lèvent soudain et partent dans la forêt pour ne plus jamais revenir... Et tout sera rempli d'un sens profond, de même qu'est plein de sens chaque mouvement d'un mécanisme complexe, et tout sera pour nous étrange et donc insensé, pour nous ou en tout cas pour ceux d'entre nous qui ne peuvent encore s'habituer à l'absence de sens et la prendre pour la norme."

Et il ressentit l'importance de chacun des événements, de chacun des phénomènes qui l'entouraient : du fait qu'il ne pouvait y avoir quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans la portée, du fait que le tronc de cet arbre était précisément couvert d'une mousse rouge, du fait qu'on ne voyait pas le ciel au-dessus du sentier à cause des branches hautes des arbres.

Le tout-terrain était secoué, Stoïan roulait très lentement et Perets aperçut de loin à travers le pare-brise un poteau penché muni d'une pancarte qui portait une inscription. L'inscription était délavée et rongée par les pluies, c'était une très vieille inscription tracée sur une très vieille planche d'un gris sale, clouée au poteau par deux énormes clous rouilles :

"Ici, il y a deux ans, s'est tragiquement noyé le traverseur de la forêt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacré."

"Que faisais-tu là, Gustav, pensa Perets. Comment as-tu pu venir te noyer ici? Tu étais certainement un bon garçon, tu avais une tête rasée, une mâchoire carrée et velue, une dent en or, des tatouages, tu en étais couvert de la tête aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux, et à ta main droite il manquait un doigt qu'on t'avait arraché d'un coup de dent dans une bagarre d'ivrognes. Tu n'avais évidemment pas le coeur à être un traverseur de la forêt, mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi : tu devais purger ta peine sur le rocher où se trouve maintenant l'Administration, et tu ne pouvais aller nulle part ailleurs que dans la forêt. Et là tu n'as pas écrit d'articles, tu n'y pensais même pas, tu pensais à d'autres articles, qui avaient été écrits avant toi et contre toi. Et tu as construit là une route stratégique, tu as posé des dalles de béton, tu as profondément entaillé les flancs de la forêt pour que des bombardiers octimoteurs puissent, en cas de nécessité, se poser sur cette route. Mais la forêt pouvait-elle supporter cela? Tu vois, elle l'a noyé dans un endroit sec. Mais dans dix ans, on t'élèvera un monument, et peut-être donnera-t-on ton nom à un café quelconque. Le café s'appellera " Chez Gustav ", et le chauffeur Touzik ira y boire du kéfir et caresser les gamines ébouriffées de la chorale locale..."

"Touzik avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour les raisons qui auraient dû les lui valoir. La première fois, il avait été envoyé en colonie pénitentiaire pour vol de papierposte, la deuxième pour infraction à la réglementation sur les passeports.

"Stoïan, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de kéfir, rien. Il aime d'un amour tendre et pur Alevtina, elle que personne n'a jamais aimé d'un amour tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtième article, il offrira à Alevtina son bras et son coeur, et sera repoussé malgré ses articles, malgré ses larges épaules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas ceux qui ont le nez trop propre, les soupçonnant - non sans raison - d'être des pervers d'un raffinement inconcevable. Stoïan vit dans la forêt, qu'à la différence de Gustav il a rejointe de son plein gré, et ne se plaint jamais de rien, bien que la forêt ne soit pour lui qu'un immense dépotoir de matériaux vierges destinés à l'écriture d'articles qui lui épargneront le traitement...

"On peut s'étonner à l'infini qu'il y ait des gens capables de s'habituer à le forêt, et pourtant ces gens sont l'écrasante majorité. La forêt les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif, ou comme endroit où beaucoup de choses sont permises, ou encore comme endroit où l'on peut se cacher. Puis elle les effraie un peu, et ils découvrent soudain que " c'est le même gâchis ici que partout ailleurs ", ce qui les réconcilie avec l'étrangeté de la forêt, mais aucun d'entre eux n'a l'intention d'y terminer ses jours... Quentin par exemple, à ce qu'on dit, ne vit ici que parce qu'il a peur de laisser sa Rita sans surveillance. Rita, elle, refuse absolument d'aller ailleurs et ne parle jamais à personne. Pourquoi...

"Et puisque j'en suis à Rita... Rita peut partir dans la forêt et n'en pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les lacs de la forêt. Rita enfreint tous les règlements, et personne n'ose lui faire d'observations. Rita n'écrit pas d'articles. Rita, d'une manière générale, n'écrit rien, pas même des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir chez la buffetière, si elle n'est pas occupée avec quelqu'un d'autre... A la station, tout se sait... Le soir ils allument la lumière dans le club, ils branchent le phono, ils boivent follement du kéfir et la nuit, sous la lune, jettent les bouteilles dans les lacs - à qui lancera le plus loin. Ils dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, échangent leurs femmes. Le jour, dans leurs laboratoires, ils transvasent la forêt d'éprouvette en éprouvette, examinent la forêt au microscope, la comptent sur leurs arithmomètres, tandis que la forêt autour d'eux, suspendue au-dessus d'eux, pousse ses végétations jusque dans leurs chambres et vient dresser sous leurs fenêtres, dans les heures étouffantes qui précèdent l'orage, des foules d'arbres errants, sans peut-être comprendre elle non plus ce qu'ils sont, pourquoi ils sont là et pourquoi ils sont, d'une manière générale...

"Heureusement, je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je n'ai rien compris, rien trouvé de ce que je voulais trouver, mais je sais maintenant que je ne comprendrai jamais rien, que je ne trouverai jamais rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre moi et la forêt, la forêt ne m'est pas plus proche que l'Administration. Mais en tout cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai que vienne le temps..."

La cour de la station était vide. Il n'y avait pas un camion, pas de queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que la valise de Perets au beau milieu du perron et son manteau gris accroché au garde-corps de la véranda. Perets descendit du tout-terrain et jeta un regard anxieux autour de lui. Bras dessus, bras dessous, Touzik et Quentin se dirigeaient déjà vers le réfectoire d'où venaient des bruits de vaisselle et une odeur de graillon. Stoïan dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage. Perets comprit soudain avec effroi ce que cela signifiait : le phono déchaîné, les bavardages stupides, le kéfir, "encore un petit verre peut-être?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs...

Une main frappa au guichet de la caisse, le caissier se montra et dit d'un air courroucé :

- Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer.

Perets s'avança d'un pas rapide vers le guichet.

- Là, la somme en toutes lettres, dit le caissier. Pas là, là. Qu'est-ce que vous avez à trembler des mains comme ça? Tenez...

Il se mit à compter des billets.

- Où sont les autres? demanda Perets.

- Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe.

- Non, je pensais à...

- Cela n'intéresse personne, ce à quoi vous pensiez. Je ne peux pas changer pour vous la procédure en usage. Voilà votre salaire. Vous l'avez perçu?

- Je voulais savoir...

- Je vous demande si vous avez perçu votre salaire. Oui ou non?

- Oui.

- Enfin. Maintenant voilà votre prime. Vous l'avez perçue?

- Oui.

- C'est tout. Permettez que je vous serre la main, je suis pressé. Je dois être à l'Administration avant sept heures.

- Je voulais simplement demander, plaça à la hâte Perets, où étaient les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener... sur le Continent...

- Le Continent, je ne peux pas. Je dois être à l'Administration. Permettez, je ferme le guichet.

- Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.

- Ce n'est pas la question. Vous êtes adulte, vous devez comprendre. Je suis caissier. J'ai des feuilles de paye. Et s'il leur arrivait quelque chose? Enlevez votre coude.

Perets enleva son coude et le guichet se referma. A travers la vitre obscurcie par la saleté, il regardait le caissier ramasser les feuilles de paye, les froisser n'importe comment et les fourrer dans sa sacoche quand soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrèrent, lièrent les mains du caissier, lui passèrent une boucle autour du cou et l'un d'eux l'emmena au bout de la corde tandis que l'autre prenait la sacoche et parcourait la pièce du regard - et aperçut Perets. Ils s'entre-regardèrent quelques instants à travers la vitre sale, puis, avec une lenteur et une précaution infinie, comme s'il craignait d'effrayer quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une chaise et avec la même lenteur et la même précaution, sans quitter Perets des yeux, tendit le bras vers le fusil qui était appuyé contre le mur. Perets attendait, glacé et sans y croire. Le garde prit le fusil et sortit à reculons en refermant la porte derrière lui. La lumière s'éteignit.

Perets se détacha alors du guichet, courut sur la pointe des pieds jusqu'à sa valise, s'en empara et se précipita au-dehors, le plus loin possible de cet endroit. Il se dissimula derrière le garage et vit le garde apparaître sur le perron en tenant le fusil baïonnette croisée, regarder à gauche, à droite, sous ses pieds, prendre sur la balustrade le manteau de Perets, le soupeser, en fouiller les poches, puis, après un dernier regard circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise.

Il faisait frais, le soir tombait. Perets regardait stupidement les fenêtres éclairées, barbouillées de craie jusqu'à leur moitié. Derrière elles, des ombres passaient, sur le toit l'aube grillagée du radar tournait silencieusement. On entendait des bruits de vaisselle et dans la forêt les cris des animaux nocturnes. Puis un projecteur s'alluma quelque part et promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-déverseur au coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte en tressautant au passage d'une fondrière, suivi par le faisceau du projecteur. Dans la benne se trouvait le garde au fusil. Il essayait d'allumer une cigarette en s'abritant du vent et on voyait, enroulée autour de son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui disparaissait dans la fenêtre entrouverte de la cabine.

Le camion s'éloigna, le projecteur s'éteignit. Dans la cour passa, ombre sinistre traînant d'énormes bottes, un deuxième garde armé d'un fusil qu'il tenait sous son bras. De tempe en temps il s'arrêtait pour se pencher et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en sueur et, figé d'angoisse, le suivit des yeux.

La forêt résonnait de cris longs et effrayants. Des portes claquaient quelque part. Une lumière jaillit au premier étage et quelqu'un dit d'une voix forte : "On étouffe, chez toi." Dans l'herbe tomba quelque chose de rond et brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci se sentit à nouveau défaillir mais comprit ensuite que ce n'était qu'une bouteille de kéfir vide. "A pied, pensa-t-il, il faut que j'y aille à pied. Vingt kilomètres à travers la forêt. Malheureusement, à travers la forêt. Elle ne verra maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue, ployant sous le poids d'une valise qu'on ne sait trop pourquoi il ne se décide pas à abandonner. Je me traînerai et la forêt hurlera et rugira des deux côtés..."

Le garde reparut dans la cour. Il n'était plus seul mais accompagné de quelqu'un qui soufflait et reniflait lourdement, quelqu'un d'énorme, à quatre pattes. Ils s'arrêtèrent au milieu de la cour et Perets entendit le garde qui marmonnait : "Tiens, là, tiens... Mais ne bouffe pas, imbécile, flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau, faut le flairer. Hein? Cherche, on te dit." Celui qui était à quatre pattes geignait et glapissait. "Eh! dit soudain le garde d'une voix excédée, il y a que les puces que tu sais chercher... Pheuh!" Ils se séparèrent dans l'obscurité. Des talons sonnèrent sur le perron, une porte claqua. Puis quelque chose de froid et d'humide vint s'appliquer sur la joue de Perets. Il tressaillit et faillit tomber C'était un énorme chien loup qui glapit de manière à peine audible, exhala un profond soupir et posa une tête lourde sur les genoux de Perets. Perets le caressa derrière l'oreille. Le chien loup bâilla et était sur le point de s'installer, apprivoisé, quand éclata au premier étage la musique d'un phono. Le chien loup se jeta de côté en silence et s'enfuit en courant.

Le phono se déchaînait, il n'y avait plus rien d'autre que lui à des kilomètres à la ronde. Alors, exactement comme dans un film d'aventures, silencieusement la lumière bleue s'éclaira, les portes s'ouvrirent et dans la cour pénétra, tel un vaisseau de haut bord, un camion gigantesque, entièrement couvert de constellations de feux de signalisation. Il s'arrêta et coupa ses phares dont les lumières s'éteignirent lentement, comme un monstre de la forêt qui exhale son dernier souffle. Le chauffeur Voldemar passa la tête à la portière et se mit à crier quelque chose à pleine bouche. Il s'égosilla longtemps ainsi, visiblement en proie à une fureur croissante, puis cracha, rentra dans la cabine et repassa le torse à la portière pour y écrire à la craie, la tête en bas : "PERETS!!" Perets comprit alors que le camion était venu pour lui. Il saisit sa valise et se mit à courir à travers la cour sans oser regarder derrière lui, craignant d'entendre des coups de feu dans son dos. Il se hissa péniblement par deux échelles jusqu'à la cabine aussi vaste qu'une chambre et pendant qu'il casait sa valise, qu'il s'installait et cherchait une cigarette, Voldemar ne cessait pas de dire quelque chose en s'empourprant, s'époumonant, gesticulant et frappant sur l'épaule de Perets. Mais c'est seulement lorsque le phono s'interrompit subitement que Perets put enfin entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il se contentait de jurer copieusement.

Le camion n'avait pas encore franchi les portes que Perets était déjà endormi, comme si on lui avait appliqué sur le visage un masque d'éther.

V

Perets fut réveillé par une sensation de malaise, d'angoisse, par un poids, insupportable à ce qu'il lui parut au début, sur son être et tous les organes de ses sens. Un malaise qui confinait à la douleur, et il gémit involontairement en revenant lentement à lui.

Ce poids sur son être se transforma en dépit et en désespoir, parce que la voiture n'allait pas sur le Continent, encore une fois elle n'allait pas sur le Continent, elle n'allait même nulle part : elle était arrêtée, moteur coupé, morte et glacée, les portières grandes ouvertes. Le pare-brise était couvert de gouttes frissonnantes qui se réunissaient et s'écoulaient en ruisselets froids. La nuit derrière la vitre était illuminée par les éclats aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces éclats incessants qui crevaient l'oeil. Et on n'entendait rien non plus : Perets pensa même au début qu'il était devenu sourd, avant de prendre conscience de la pression régulière qu'exerçait sur ses tympans le mugissement dense de sirènes aux voix multiples. Il se mit à aller et venir dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, à la maudite valise, tenta d'essuyer la vitre, passa la tête à une portière, à l'autre : il ne pouvait absolument pas comprendre où il se trouvait, quel genre d'endroit c'était et ce que tout cela signifiait. La guerre, pensa-t-il, mon Dieu! c'est la guerre. Les projecteurs le frappaient aux yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espèce de grand bâtiment inconnu dont toutes les fenêtres de tous les étages s'éclairaient et s'éteignaient en même temps à intervalles réguliers. Il voyait encore une quantité énorme de grandes taches lilas.

Soudain une voix monstrueuse prononça tranquillement, comme dans le silence le plus complet :

"Attention, attention. Tous les employés doivent se trouver aux places déterminées par la situation numéro six cent soixante-quinze fraction Pégase omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal du padischach sans suite spéciale, pointure de chaussure cinquantecinq. Je répète. Attention, attention. Tous les employés..."

Les projecteurs cessèrent leur balayage et Perets distingua enfin l'arche familière surmontée de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale de l'Administration, les cottages sombres qui la bordaient, des gens en vêtements de nuit avec des lampes à pétrole à côté des cottages, puis il aperçut pas très loin une chaîne de gens, en manteaux noirs flottant au vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant toute la largeur de la rue et traînaient quelque chose d'étrange et de clair que Perets identifia au bout de quelque temps comme une senne ou un filet de volley-ball et an même instant une voix emportée glapit au-dessus de son oreille : "C'est pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as à rester là?" En reculant, il vit à côté de lui un ingénieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur le front, l'inscription au crayon a encre "Libidovitch". L'ingénieur lui passa carrément dessus avec ses bottes boueuses, lui fourra son coude dans la figure, en soufflant et en empestant, se laissa tomber sur le siège du conducteur, fouilla un peu à la recherche de la clef de contact, ne la trouva pas, poussa un glapissement hystérique et déboula de la cabine par l'autre côté. Dans la rue tous les réverbères s'allumèrent et il se mit à faire clair comme en plein jour, mais les gens en tenue de nuit restèrent avec leurs lampes à pétrole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient tous un filet à papillon à la main, et ils le balançaient en mesure, comme pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte. Dans la rue passèrent l'une après l'autre quatre voitures noires lugubres, sortes d'autobus sans fenêtre aux toits surmontés d'aubes grillagées qui tournaient, puis une antique automitrailleuse déboucha d'une rue transversale et s'engagea à leur suite. Sa tourelle rouillée tournait avec un grincement perçant et le mince canon de la mitrailleuse montait et descendait. Le blindé se fraya péniblement un chemin le long du camion, l'écoutille de la tourelle s'ouvrit et livra passage à un homme en chemise de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria à Perets d'une voix mécontente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes là!"

Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.

Je ne partirai jamais d'ici, pensa-t-il, hébété. Je ne sers à personne ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici, même si pour cela il fallait entreprendre une guerre ou organiser une inondation...

- Vos papiers, s'il vous plaît, dit une voix traînante de vieillard, tandis qu'une main tapotait l'épaule de Perets.

- Quoi?

- Les documents. Vous les avez préparés?

C'était un vieillard en imperméable de toile cirée, la poitrine barrée par un fusil Berdan suspendu à une chaînette métallique vétusté.

- Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire?

- Ah! GOSPODINE Perets! dit le vieillard. Vous n'avez pas entendu ce qu'on a dit sur la situation? Vous devriez déjà avoir tous vos papiers à la main, dépliés bien à plat, comme au musée...

Perets lui donna son certificat. Le vieillard, les coudes appuyés sur son Berdan, examina longuement les cachets, confronta la photo avec le visage de Perets et dit :

- Vous avez comme qui dirait maigri, HERR Perets. On dirait que vous n'avez plus de figure. Vous travaillez trop.

Il lui rendit le certificat.

- Que se passe-t-il? demanda Perets.

- Il se passe ce qui est prévu de se passer, dit le vieillard soudain sévère. Il se passe que c'est la situation numéro six cent soixante-quinze fraction Pégase. C'est-à-dire l'évasion.

- Quelle évasion? D'où?

- Celle qui est prévue par la situation, dit le vieillard en commençant à redescendre l'échelle. Ça peut partir d'un moment à l'autre, alors faites attention à vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.

- Bon, dit Perets. Merci.

D'en bas s'éleva la voix furieuse du chauffeur Voldemar :

- Qu'est-ce que tu maquilles ici, vieux schnock? Je vais t'en montrer des papiers! Tu l'as vu, celui-là? et maintenant décampe, si tu as vu...

Une bétonnière qu'on tirait à la main passa à proximité, accompagnée de cris et de piétinements. Tous ses poils hérissés, le chauffeur Voldemar se hissa à bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua bruyamment la portière. Le camion démarra sèchement et prit la grand-rue, passant devant les gens en tenue de nuit qui agitaient leurs filets à papillons. "On va au garage, se dit Perets. Bah! de toute façon... Mais je ne toucherai pas à la valise. J'en ai assez de la traîner, qu'elle aille au diable." II frappa haineusement la valise du talon. La voiture quitta soudain la rue principale, vira brutalement, enfonça une barricade faite de tonneaux vides et de télègues et poursuivit sa route. Un avant-train arraché à un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se détacha et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une étroite ruelle latérale. L'air renfrogné, une cigarette éteinte au coin de la bouche, Voldemar tournait l'énorme volant, courbant et redressant son corps tout entier. Non, on ne va pas au garage, pensa Perets. Pas aux ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues étaient sombres et vides. Des masques de carton avec des inscriptions ainsi que des bras écartés furent fugitivement révélés par la lumière des phares, puis disparurent et ce fut tout.

- Qu'est-ce que j'ai eu comme idée, dit Voldemar. Je voulais aller directement sur le Continent, et puis je vois que vous dormez et je me dis, autant passer au garage, faire une petite partie d'échecs... Là je rencontre Achille l'ajusteur, on va chercher du kéfir, on le boit, on sort l'échiquier... Je lui propose un gambit de la reine, il accepte, tout se passe bien... Je suis en E4, lui en C6... Je lui dis : "Tu peux faire des prières." Et là ça a commencé... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets?

Perets lui donna une cigarette.

- Et cette évasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. Où allons-nous?

- Une évasion tout à fait ordinaire, dit Voldemar en allumant sa cigarette. Il y en a chaque année comme ça. Une machine s'est évadée chez les ingénieurs. Et maintenant, tout le monde a reçu l'ordre de l'attraper. Voilà, on la cherche.

C'était la limite de la colonie. Des gens erraient dans un terrain vague éclairé par la lune. Ils avaient l'air de jouer à colin-maillard : ils marchaient les jambes à demi fléchies, les bras largement écartés. Ils avaient tous les yeux bandés. L'un d'eux heurta un poteau de plein fouet et poussa sans doute un cri de douleur, car les autres s'arrêtèrent tous en même temps et se mirent à remuer prudemment la tête.

- C'est chaque année le même guignol, disait Voldemar. Ils ont des cellules photo-électriques, des engins acoustiques, cybernétiques, ils ont mis des fainéants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque année ça rate pas, il y en a une qui s'échappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire connaissance avec, je te le demande? Suffit que tu l'aperçoives du coin de l'oeil, et terminé : ou bien on te met ingénieur, ou bien on t'envoie, dans une base éloignée, planter des choux quelque part dans la forêt, pour que tu puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse à qui mieux mieux. Il y en a qui se bandent les yeux pour rien voir, d'autres qui... Mais celui qui a un peu plus de cervelle, il se met à courir en hurlant à s'en faire péter les cordes vocales. Il demande les papiers à un, il en fouille un autre, ou alors il monte simplement sur un toit pour pousser des cris. Ça va bien dans le décor, et il y a aucun risque...

- Et nous, on va aussi se mettre à chercher? demanda Perets.

- Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on fait comme tout le monde. Pendant six heures d'horloge. C'est l'ordre : si au bout de six heures la machine n'a pas été retrouvée, on la détruit à distance. Comme ça, ni vu ni connu. Autrement, ça pourrait tomber entre des mains étrangères. Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est encore un silence de paradis, vous allez voir, à côté de ce qui va se passer dans six heures. C'est que personne ne sait où cette machine a bien pu se fourrer. Elle est peut-être dans ta poche. Et on lui met une charge puissante, pour que ça risque pas de foirer... L'année dernière, la machine se trouvait aux bains. Et justement, il y avait un tas de gens qui étaient allés là, se mettre à l'abri. Les bains, on se dit, c'est un endroit humide, qui se remarque pas... Et moi j'y étais aussi. Les bains, je m'étais dit... L'explosion m'a projeté à travers la fenêtre, ça a pas fait un pli, comme si j'avais été emporté par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me suis retrouvé assis sur un tas de neige, avec des poutres enflammées qui passaient au-dessus de ma tête...

C'était maintenant la rase campagne, une herbe rabougrie, la lumière vague de la lune, une route blanche défoncée. A gauche, là où se trouvait l'Administration, des lumières recommençaient à s'agiter en tous sens.

- Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. Où est-ce qu'on va la chercher? On ne sait même pas ce que c'est... Si elle est grande ou petite, claire ou sombre...

- Ça, vous allez le voir bientôt, promit Voldemar. Je vais vous le montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents? Sapristi, où il est cet endroit?... Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, évidemment. Ah-ah, à gauche... Là-bas le dépôt de matériel, donc il faut prendre plus à droite...

Le camion quitta la route et se mit à tressauter sur des mottes de terre. A gauche, le dépôt de matériel - des rangées de containers clairs - ressemblait à une ville morte dans la plaine.

... Evidemment elle n'avait pas pu y tenir. Ils l'avaient ébranlée sur le banc vibrateur, ils l'avaient torturée pensivement, ils avaient fouillé ses entrailles, brûlé les nerfs délicats avec des fers à souder, l'avaient suffoquée avec des odeurs de colophane l'avaient obligée à faire des stupidités, l'avaient créée pour qu'elle fasse des stupidités, l'avaient perfectionnée pour qu'elle fasse des stupidités encore plus stupides, et le soir venu ils l'abandonnaient, épuisée, sans force, dans un réduit sec et chaud. Et finalement elle avait décidé de partir, bien que sachant tout d'avance - que sa fuite était insensée et qu'elle était condamnée. Et elle était partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle est quelque part dans l'ombre, déplaçant doucement ses jambes articulées, elle regarde, elle écoute et elle attend... Et maintenant elle a parfaitement compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soupçonner : qu'il n'y a pas de liberté, que les portes soient ouvertes ou fermées devant soi, qu'il n'y a que la stupidité et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude...

- Ah! dit avec satisfaction Voldemar, la voilà, la très chère, la bien-aimée...

Perets ouvrit les yeux mais ne parvint à apercevoir devant lui qu'une grande mare noire, un marécage même ; il entendit le moteur qui s'emballait, puis une vague de boue se leva et vint frapper le pare-brise. Le moteur rugit à nouveau sauvagement, puis se tut.

- Voilà comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent. Comme le savon dans la cuvette. Vu?

Il fourra son mégot dans le cendrier et entrouvrit sa portière.

- Il y a quelqu'un d'autre ici... Hé l'ami, ça va?

- Ça va! dit une voix qui venait de l'extérieur.

- Tu l'as attrapée?

- J'ai attrapé un rhume, dit la voix de l'extérieur. UND cinq têtards.

Voldemar ferma vigoureusement la portière, alluma la lumière intérieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher une mandoline sous son siège et, inclinant la tête et l'épaule droite, se mit à pincer les cordes.

- Installez-vous, installez-vous, proposa-t-il aimablement. On a du temps jusqu'au matin, jusqu'à ce que le tracteur arrive.

- Merci, dit humblement Perets.

- Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar.

- Non-non, dit Perets, je vous en prie.

Voldemar rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et entonna d'une voix mélancolique : II n'est pas de limite à mon chagrin, Je divague, erre et m'épuise en vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.

La boue s'écoulait lentement le long du pare-brise et Perets commença à distinguer le marais qui brillait sous la lune et la silhouette étrange d'une voiture qui émergeait au milieu du marais. Il mit en marche les essuie-glaces et découvrit avec stupéfaction, embourbée jusqu'à la tourelle dans la fondrière, l'automitrailleuse de tantôt.

Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien à faire de ma vie.

Voldemar tapa sur les cordes de toutes ses forces, fit un couac et toussa vigoureusement.

- Eh, l'ami! fit la voix de 1 extérieur. Tu n'as pas quelques amuse-gueule?

- Et alors? cria Voldemar.

- J'ai du kéfir.

- Je suis pas seul!

- Venez tous! Il y en a pour tout le monde. On a fait des provisions! On savait où on allait!

Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.

- Alors? dit-il avec enthousiasme. On y va? On boira du kéfir, peut-être on jouera au tennis... Hein?

- Je ne joue pas au tennis, dit Perets.

Voldemar cria :

- On arrive! Le temps de gonfler le canot!

Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme un singe, remua de la ferraille et laissa tomber quelque chose tout en sifflotant joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements de pieds sur le bord et la voix de Voldemar s'éleva, provenant de quelque part vers le bas : "C'est prêt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se trouvait un canot pneumatique et à son bord, tel un gondolier, Voldemar solidement campé sur ses jambes, une grande pelle de sapeur à la main, un sourire joyeux aux lèvres, qui levait les yeux vers Perets.

... Dans la vieille automitrailleuse rouillée qui datait de Verdun il faisait chaud à donner la nausée, cela empestait l'huile chaude et les vapeurs d'essence, une petite lampe pâlote éclairait la tablette de fer couverte de graffiti, les pieds pataugeaient dans la boue, l'armoire en fer-blanc toute cabossée qui contenait les rations de combat était maintenant bourrée de bouteilles de kéfir, tout le monde était en tenue de nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue, tout le monde était ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la place en bas laissait tomber la cendre de sa cigarette et parfois tombait lui-même sur le dos en disant à chaque fois : "Pardon, je me suis trompé..." et on l'aidait à remonter avec de gros rires...

- Non, dit Perets, merci Voldemar, je reste ici. J'ai besoin de faire un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique.

- Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-là c'est différent. Alors je vais y aller, et quand vous aurez fini votre lessive, appelez de suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline.

Il s'éloigna avec sa mandoline et Perets resta assis à le regarder faire : il commença d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait pour seul résultat de faire tourner le canot sur place, puis il se mit à se repousser avec la pelle, comme avec une perche, et tout alla bien. La lune l'inondait d'une lumière morte et il était comme le dernier homme après le dernier Déluge qui navigue entre les sommets des plus hautes maisons, très seul, cherchant à échapper à la solitude et encore plein d'espérance. Il arriva à l'automitrailleuse, fit sonner son poing sur le blindage, l'écoutille s'ouvrit et des gens parurent qui poussèrent des hennissements joyeux et le tirèrent la tête en bas à l'intérieur. Et Perets resta seul.

Il était seul, seul, comme peut l'être l'unique passager d'un train de nuit qui tire en hoquetant trois petits wagons élimés sur un embranchement promis à la disparition ; dans le wagon tout grince et chancelle, le vent souffle à travers les vitres brisées des fenêtres déjetées et apporte avec lui les poussières et l'odeur du charbon brûlé ; sur le plancher tressautent des mégots et des bouts de papier froissés, un chapeau de paille laissé là par quelqu'un se balance à un crochet et quand le train arrivera enfin au terminus, l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu et il n'y aura personne pour l'attendre, il le sait, et il rentrera chez lui et là fera cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un bout de saucisson vieux de trois jours qui commence à moisir...

Soudain l'automitrailleuse trembla, se mit à cogner et fut illuminée par les brusques lueurs d'explosions spasmodiques. Des centaines de fils brillants et multicolores se mirent à courir au-dessus de la plaine et la lueur des explosions jointe au faible éclat de la lune permit de distinguer sur le miroir lisse du marais des cercles qui s'élargissaient à partir de l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut à la tourelle et déclama sur un ton hystérique :

"Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le plus parfait respect, Votre Splendeur, j'ai l'honneur de rester, très vénérable princesse Dikobella, votre très humble serviteur, technicien-préposé, signature illisible... ' L'automitrailleuse trembla à nouveau, il y eut les éclairs des détonations, puis à nouveau le silence.

"Je lâcherai sur vous des lianes dont on ne se défait pas, et votre famille sera balayée par la jungle, les toits s'effondreront, les poutres crouleront, et l'ortie, l'ortie amère envahira vos maisons" - pensa Perets.

La forêt avançait, grimpait le long de la corniche, escaladait le rocher abrupt, précédée par des vagues de brouillard lilas d'où émergeaient des myriades de tentacules verts qui pressaient et tordaient, tandis que dans les rues s'ouvraient les cloaques, que les maisons s'engloutissaient dans les lacs insondables et que les arbres sauteurs surgissaient sur les pistes d'envol bétonnées devant les avions bourrés à craquer de gens empilés pêle-mêle avec les bouteilles de kéfir, les cartons griffés, les coffres-forts lourds — et la terre s'écartait sous le rocher, et l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait étonné, tout le monde serait seulement effrayé et accepterait l'anéantissement comme le châtiment que chacun attendait déjà depuis longtemps dans l'effroi. Et le chauffeur Touzik courrait comme une araignée au milieu des cottages chancelants et chercherait Rita pour avoir à la fin son dû, mais ne l'aurait pas...

Trois fusées s'élancèrent de l'automitrailleuse et une voix militaire rugit : "Les tanks, à droite, le couvert, à gauche! Equipage, sous le couvert!" Et quelqu'un qui avait un défaut de langue reprit : "Les femmes, à gauche, les lits, à droite! Eq-quipage, aux lits!" II y eut des hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme si un troupeau d'étalons de race était en train de se battre dans cette boîte de fer à la recherche d'une issue vers l'espace, vers les juments. Perets ouvrit la portière et regarda à l'extérieur. Sous ses pieds se trouvait la fange, une épaisse couche de fange puisque les roues monstrueuses du camion s'enfonçaient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il est vrai que la rive était proche.

Perets grimpa dans la caisse et marcha longtemps pour atteindre l'arrière de cette immense cuve d'acier qui grondait sous ses pas, puis il escalada la ridelle et descendit jusqu'à l'eau par l'une des innombrables échelles. Il resta quelque temps au-dessus du liquide glacé à rassembler tout son courage, mais quand la mitrailleuse se remit à tirer il plissa les paupières et sauta. La masse visqueuse céda sous lui, longtemps, pendant une infinité de temps, et quand enfin il sentit un sol résistant sous ses pieds, lu boue lui arrivait à la poitrine. Il s'allongea de tout son long sur la boue et commença à pousser avec ses genoux en prenant appui avec ses mains. Au début il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut très étonné de se retrouver rapidement sur la terre ferme.

"J'aimerais bien trouver des gens quelque part, pensa-t-il. Juste des gens, pour commencer : propres, bien rasés, attentifs, accueillants. Pas besoin de grandes envolées de pensées, pas besoin de talents étincelants. Pas besoin de buts grandioses ni de dégoût de soi. Je voudrais seulement qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une baignoire, que quelqu'un coure chercher du linge propre et préparer la théière, et que personne ne me demande de papiers ni ne me réclame une autobiographie en trois exemplaires complétée par vingt empreintes digitales doublées. Et surtout que personne ne se précipite au téléphone pour dire confidentiellement à qui de droit qu'un inconnu est arrivé, plein de boue, qu'il se nomme Perets, mais qu'il est peu probable que ce soit vraiment Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de service à ce propos est déjà prête, et qu'elle sera affichée demain... Pas besoin non plus qu'ils soient des farouches partisans ou des adversaires résolus de quoi que ce soit. Pas besoin qu'ils soient des adversaires résolus de l'ivrognerie, du moment qu'ils ne sont pas eux-mêmes des ivrognes. Pas besoin qu'ils soient des farouches partisans de la mère-vérité, pourvu qu'ils ne mentent pas et ne disent pas d'horreurs, par-devant ou par-derrière. Et qu'ils ne demandent pas à un homme de correspondre pleinement à tel ou tel idéal, mais qu'ils le prennent tel qu'il est... Mon Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?"

II s'avança sur la route et chemina longtemps vers les lumières de l'Administration. Là-bas, des projecteurs ne cessaient de s'allumer, des ombres couraient, des fumées multicolores s'élevaient. L'eau grognait et clapotait dans ses souliers, ses vêtements qui avaient commencé à sécher l'enserraient comme dans une boîte et bruissaient comme du carton, de temps en temps des plaques de boue se détachaient de son pantalon et s'écrasaient sur la route, et à chaque fois il croyait avoir perdu son portefeuille avec ses papiers - il mettait alors la main à sa poche, pris de panique. Et en arrivant au dépôt de matériel, une idée angoissante lui traversa l'esprit : ses papiers étaient mouillés, et tous les tampons et signatures s'étaient répandus et étaient devenus illisibles, irrémédiablement suspects. Il s'arrêta, ouvrit avec ses mains glacées son portefeuille, en sortit tous les certificats, tous les laissez-passer, toutes les attestations, tous les permis et entreprit de les examiner sous la lune. En fait, rien de terrifiant ne s'était produit et l'eau n'avait endommagé qu'un certificat sur papier armorié qui attestait à grand renfort de termes que le porteur de la présente avait subi la série des vaccinations et avait été autorisé à travailler sur les machines à calculer. Il remit alors tous les documents dans son portefeuille, les glissant soigneusement entre les billets et s'apprêtait à repartir quand soudain il se vit arrivant dans la rue principale : les gens avec leurs masques de carton et leurs barbes collées de travers qui l'attrapent par le bras, qui lui bandent les yeux, qui lui donnent quelque chose à flairer, qui lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et qui lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur, employé Perets?", et qui l'excitent : "Ksss, ksss, imbécile, cherche!" A cette idée, sans s'arrêter, il quitta la route et se mit à courir, plié en deux, vers le dépôt de matériel, plongea dans l'ombre des énormes caisses de bois clair, s'empêtra les jambes dans quelque chose de mou et finit sa course sur un tas de chiffons et d'étoupe.

L'endroit était chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses étaient brûlantes, ce qui le réjouit d'abord, puis l'étonna plutôt. Aucun bruit ne parvenait de l'intérieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une vie à elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment de sécurité. Il s'assit confortablement, ôta ses chaussures humides, retira ses chaussettes trempées et s'essuya les pieds avec un morceau d'étoupe. Il faisait si chaud, on était si bien qu'il pensa : "C'est vraiment étrange que je sois seul ici. Personne n'a donc pensé qu'il était beaucoup mieux de rester ici plutôt que d'aller se traîner dans les terrains vagues avec un bandeau sur les yeux ou d'aller se planter dans un marécage putride?" II s'adossa à une feuille de contre-plaqué brûlante, appuya ses pieds nus sur la face opposée et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tête se trouvait une fente étroite qui laissait apparaître une bande de ciel blanchie par la lune, parsemée de quelques étoiles hésitantes. On entendait, venant d'on ne sait où, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.

"Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque je ne peux pas partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les machines! Nous sommes tous des machines. Seulement nous sommes des machines avariées ou mal réglées."

... Il existe, messieurs, une opinion selon laquelle l'homme ne pourra jamais s'entendre avec les machines. Et nous n'allons pas, citoyens, la discuter. Le Directeur partage aussi cette opinion. Et Claude-Octave Domarochinier pense de même. Qu'est-ce donc qu'une machine? Un mécanisme inanimé, privé de toute la plénitude des sens et ne pouvant pas être plus intelligent que l'homme. Encore une fois c'est une structure non albumineuse, encore une fois la vie ne peut se réduire à des processus physiques et chimiques, et donc la raison... A cet instant un intellectuel-lyrique avec trois mentons et un noeud papillon grimpa à la tribune, tira impitoyablement sur son plastron empesé et proféra avec des sanglots dans la voix : "Je ne peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose qui joue avec son hochet... les saules pleureurs qui se penchent vers l'étang... les petites filles en tablier blanc... Elles lisent des vers, elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du poète... Je ne veux pas que le fer électronique éteigne ces yeux... ces lèvres... ces jeunes seins timides... Non, la machine ne deviendra pas plus intelligente que l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous ne le voulons pas! Et cela ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se précipita sur lui avec des verres d'eau, tandis qu'à quatre cents kilomètres au-dessus de ses boucles neigeuses passait, silencieux, mort, vigilant, un satellite-exterminateur rempli d'explosif nucléaire.

"Je ne le veux pas non plus, pensa Perets, mais il ne faut pas être aussi stupidement imbécile. Bien sûr, on peut lancer une campagne pour la prévention de l'hiver, faire le sorcier après s'être goinfré de fausse oronge, jouer du tambour de basque, crier des incantations, mais il vaut tout de même mieux avoir des pelisses et s'acheter des bottes fourrées... D'ailleurs, ce protecteur à cheveux blancs des jeunes poitrines timides raconte tout ce qu'il veut à sa tribune, puis il va prendre chez sa maîtresse la burette de la machine à coudre, va rejoindre en douée une grosse bête électronique et commence à lui graisser les pignons en surveillant anxieusement les cadrans et en poussant des petits rires respectueux quand il reçoit le courant. Seigneur, sauve-nous des stupides imbéciles à cheveux blancs. Et n'oublie pas. Seigneur, de nous sauver des imbéciles intelligents avec des masques de carton...

- Je crois que tu fais des rêves, prononça une voix de basse quelque part au-dessus de sa tête. Je sais par expérience que les rêves laissent parfois un arrière-goût très désagréable. Parfois même, on est comme frappé de paralyse. Impossible de remuer, impossible de travailler. Puis ça passe. Tu devrais travailler un peu. Pourquoi pas? Et tous les arrière-goûts se transformera Lent en plaisir.

- Ah! je ne peux pas travailler, objecta une voix fluette et capricieuse. Tout m'ennuie. C'est toujours la même chose : le fer, la matière plastique, le béton, les gens. J'en suis saturé. Pour moi, il n'y a jamais aucun plaisir là-dedans. Le monde est si beau et si divers, et je reste à la même place à mourir d'ennui.

- Tu devrais te décider à changer de place, grinça au loin un vieillard acariâtre.

- Facile à dire, changer de place! En ce moment je ne suis pas à ma place habituelle, et je m'ennuie quand même. Et ça a été difficile de partir!

- Bon, dit la voix de basse sur un ton posé. Mais qu'est-ce que tu veux alors? C'est presque inconcevable. De quoi peux-tu avoir envie si tu n'as pas envie de travailler?

- Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux voir de nouveaux endroits, recevoir de nouvelles impressions, ici c'est toujours la même chose...

- Revenez! rugit une voix d'étain. Balivernes! La même chose, c'est très bien. Hausse fixe! Compris? Répétez!

- Ah! vous et vos commandements...

C'étaient sans aucun doute les machines qui parlaient. Perets ne les voyait pas et n'avait aucun moyen de se les représenter, mais il imagina soudain qu'il était caché sous le comptoir d'un magasin de jouets et qu'il écoutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus gigantesques, et par là effrayants. Cette voix fluette et hystérique appartenait évidemment à Jeanne, la poupée de cinq mètres de haut. Elle portait une robe de tulle bariolée, et elle avait un visage joufflu, rose et immobile avec des yeux qui roulaient, des bras épais, absurde ment écartés et des pieds aux doigts collés ensemble. La basse, c'était l'ours gigantesque Vinni Puch. qui tenait à peine dans le container, débonnaire, ébouriffé, bourré de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres étaient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.

- Je pense qu'il faudrait quand même que tu travailles, grommela Vinni Puch. Considère qu'il y a ici des créatures qui ont eu moins de chance que toi. Par exemple, notre jardinier. Il voudrait bien travailler. Mais il reste ici à penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore déterminé. Et jamais personne ne l'a entendu se plaindre. Un travail monotone, c'est aussi un travail. Un plaisir monotone, c'est encore un plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.

- Ah! vous ne comprenez pas, dit la poupée Jeanne. Chez vous tantôt les rêves sont cause de tout, tantôt je ne sais pas. Mais j'ai des pressentiments. Je ne me trouve pas de place. Je sais qu'il va y avoir une terrible explosion, et à la moindre étincelle je vole en éclats et je me transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu.

- Revenez! tonna la voix d'étain. C'est assez! Que savez-vous sur les explosions? Vous pouvez courir vers l'horizon à n'importe quelle vitesse et sous n'importe quel angle. Et celui qui le veut peut vous atteindre de n'importe quelle distance, et ce sera une véritable explosion, pas une petite vapeur mondaine. Mais est-ce que celui qui le veut, c'est moi? Personne ne le dira, et même s'il le voulait, il n'y parviendrait pas. Je sais ce que je dis. Compris? Répétez.

Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout ça. C'était une fois pour toutes un énorme tank mécanique. C'est avec la même assurance stupide qu'il escaladait avec ses chenilles en caoutchouc une bottine mise en travers de sa route.

- Je ne sais pas à quoi vous pensez, dit la poupée Jeanne. Mais si je suis venue ici, vers vous, vers les seules créatures proches de moi, cela ne signifie pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous certains angles pour le plaisir de qui que ce soit. Et d'une manière générale, je vous prie de prendre en considération que ce n'est pas avec vous que je parle... Et pour ce qui est du travail, je ne suis pas malade, je suis un être normal, et des plaisirs me sont nécessaires, comme à vous tous. Mais ce n'est pas le véritable travail, une espèce de faux plaisir. J'attends toujours le mien, le véritable, mais le sien non, non et non. Et je ne sais pas pourquoi, mais quand je commence à penser, je n'arrive qu'à des absurdités.

- Eh bien!... fit la voix de basse de Puch. Dans l'ensemble, oui... Evidemment... Seulement... Humm...

- Tout cela est vrai! commenta une voix nouvelle, extrêmement jeune et sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail véritable...

— Travail véritable, travail véritable! grinça venimeusement le vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail véritable. L'Eldorado! Les mines du roi Salomon! Ils viennent tous me voir avec leurs intérieurs malades, avec leurs sarcomes, leurs adorables fistules, leurs appétissants adénoïdes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin! Soyons francs : ils gênent, ils empêchent de travailler. Je ne sais pas pourquoi - ils dégagent peut-être une odeur particulière, ou bien ils émettent un champ inconnu, toujours est-il que quand ils se trouvent à côté de moi je deviens schizophrène. Je me dédouble. Une moitié de moi-même a soif de volupté, essaye de saisir et de faire ce qui est nécessaire, doux, désiré, l'autre tombe dans la prostration et se pose sans cesse les mêmes éternelles questions : est-ce que ça en vaut la peine, et pourquoi, est-ce que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites quoi, vous travaillez?

- Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais comment... De votre part c'est tout de même étrange, je ne m'attendais pas... Je termine le travail sur un projet d'hélicoptère, et puis après... J'ai déjà dit que j'avais fait un tracteur merveilleux, c'était un tel plaisir... Je crois que vous n'avez aucune raison de douter de mon travail.

- Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grinça le vieillard. Dites-moi seulement où est ce tracteur?

- Allons... Je ne comprends même pas... Comment pourrais-je le savoir? Et qu'est-ce que j'en ai à faire? En ce moment, ce qui m'intéresse, c'est l'hélicoptère.

- C'est justement de cela qu'il s'agit! dit l'astrologue. Vous n'en avez rien à faire. Vous êtes content de tout. Personne ne vous ennuie. On vous aide même! Vous avez mis au monde un tracteur en nageant dans le bonheur, et les gens vous l'ont aussitôt enlevé, pour que vous ne vous perdiez pas en vétilles mais que vous puissiez jouir sur un grand pied. Et maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non.

- Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et décide de se dérouiller un peu, de faire durer le plaisir, de jouer un peu, de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale, ou, disons verticale, c'est un tollé général, des cris et des clameurs écoeurantes et n'importe qui sombre dans le désarroi. Mais ai-je dit que ce n'importe qui c'était moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? Répétez!

- Et moi, et moi aussi! se mit à jacasser la poupée Jeanne. Combien de fois me suis-je demandé pourquoi ils existent! Car tout dans le monde a un sens, n'est-ce pas? Et eux, je crois qu'ils n'en ont pas. Il est évident qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les analyser, de prendre un échantillon de la partie inférieure, de la partie supérieure et du milieu, à chaque fois on se heurte à un mur ou on passe à côté, ou alors on s'endort...

- Ils existent indubitablement, stupide hystérique que vous êtes! grinça l'Astrologue. Ils ont une partie supérieure, une inférieure et une intermédiaire, et toutes ces parties sont remplies de maladies. Je ne connais rien de plus ravissant, aucune autre créature ne porte en elle autant d'objets de délectation que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de leur existence?

- Mais arrêtez de tout compliquer! dit la voix jeune et sonore. Ils sont simplement beaux. C'est un véritable plaisir de les regarder. Pas toujours, bien sûr, mais imaginez un jardin. Il pourra être aussi beau que vous voudrez, mais sans les hommes il ne sera pas complet, il ne sera pas achevé. Il doit y avoir au moins une espèce d'homme pour animer le jardin. Ce peut être les petits hommes aux extrémités nues, qui ne marchent jamais mais courent toujours et jettent des pierres... ou les hommes moyens, qui arrachent les fleurs... peu importe. Même les hommes au poil ébouriffé qui courent sur leurs quatre extrémités. Un jardin sans eux, ce n'est pas un jardin.

- On ne peut qu'être affligé en entendant de pareilles inepties, déclara le Tank. Stupide! Les jardins nuisent à la visibilité, et pour ce qui est des hommes, ils gênent perpétuellement tout un chacun, et il est tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il en soit, il suffit à n'importe qui de tirer une bonne salve sur une construction où, pour une raison ou pour une autre, se trouvent des hommes pour que disparaisse tout désir de travailler, pour qu'on se sente somnolent et que celui qui a fait ça, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des objections à présenter?

- On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit Vinni Puch. Quel que soit le point de départ de la conversation, vous en venez toujours aux hommes.

- Et pourquoi pas, au fait? attaqua immédiatement l'Astrologue. Qu'est-ce que ça peut vous faire? Vous êtes un opportuniste! Et si nous voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.

- Je vous en prie, je vous en prie, dit tristement Vinni Puch. Avant, nous parlions principalement des créatures vivantes, du plaisir, des projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent à occuper une place de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-à-dire dans nos pensées.

Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de position - il se coucha sur le côté et ramena un genou vers son ventre. Vinni Puch a tort. Qu'ils parlent des hommes, qu'ils parlent le plus possible des hommes. Manifestement, ils connaissent très mal les hommes ; et c'est pour cela que ce qu'ils disent est intéressant. La vérité sort de la bouche des enfants. Quand les hommes parlent d'eux-mêmes, c'est soit pour fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant...

- Vous êtes tous assez bêtes dans vos jugements, dit l'Astrologue. Prenez par exemple le Jardinier. J'espère, vous comprenez que je suis assez objectif pour aller au-devant des plaisirs de mes camarades. Vous aimez planter des jardins et tracer des parcs. J'admets parfaitement. Mais dites-moi de grâce ce que font là les hommes? A quoi servent les hommes qui lèvent la patte près des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre façon? Je sens chez vous une sorte de nature malade. C'est comme si en opérant des glandes, j'exigeais pour la plénitude de mon plaisir que l'opéré soit enveloppé dans des chiffons de couleur...

- C'est simplement que vous êtes plutôt sec de nature, remarqua le Jardinier, mais l'Astrologue ne l'écoutait pas.

- Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perpétuellement vos bombes et vos fusées, vous calculez des corrections-but et vous faites la fête avec vos systèmes de visée. Est-ce que cela ne vous est pas égal qu'il y ait ou non des hommes dans les constructions? Il semblerait qu'au contraire vous pourriez penser à vos camarades, à moi par exemple. Suturer des plaies! prononçat-il rêveusement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien déchiquetée...

- Les hommes, encore les hommes, fit Vinni Puch sur un ton affligé. Cela fait la septième soirée que nous ne parlons que des hommes. C'est étrange à dire, mais apparemment il s'est créé entre les hommes et vous un certain lien, encore indéterminé mais assez solide. La nature de ce lien est pour moi tout à fait obscure, si je fais exception pour vous. Docteur, puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une manière générale, tout ceci me paraît ridicule et je crois que le temps est venu de...

- Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu.

- Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloqué.

- Le temps n'est pas encore venu, je dis, répéta le Tank. Certains sont évidemment incapables de savoir si le temps est venu ou non, d'autres - je ne les nommerai pas - ne savent même pas que ce temps doit venir, mais tout le monde sait très bien qu'il y aura inévitablement un jour où il sera non seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent à l'intérieur des constructions mais encore nécessaire! Et celui qui ne tire pas est un ennemi! Un criminel! Le détruire! Compris? Répétez!

- Je devine ce que cela peut être, laissa tomber l'Astrologue sur un ton d'une douceur inattendue. Des plaies par déchirure... Gangrène gazeuse... Brûlures radioactives du troisième degré...

- Toujours les mêmes phantasmes, soupira la poupée Jeanne. Quel ennui! Quelle tristesse!

- Puisque vous ne pouvez pas vous arrêter de parler des hommes, dit Vinni Puch, essayons si vous voulez d'élucider la nature de ce lien. Essayons de raisonner logiquement...

- De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesurée et ennuyeuse. Si le lien en question existe, la suprématie est exercée soit par eux, soit par nous.

- Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous.

- Qu'est-ce que c'est que la "suprématie"? demanda la poupée Jeanne d'une voix malheureuse.

- La suprématie signifie dans le contexte en question "le fait d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant à ce qui est de la formulation du problème elle-même, on ne peut la déclarer absurde, mais uniquement correcte, si l'on décide de, raisonner logiquement. Il y eut un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch n'y tint plus et demanda : "Alors?"

- Je n'ai pas encore éclairci le fait de savoir si vous avez décidé de raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse.

- Oui, oui, c'est décidé, assurèrent en choeur les machines.

- Dans ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils sont pour vous, soit vous êtes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous empêchent d'agir conformément aux lois de votre nature, ils doivent être écartés, comme on écarte n'importe quel obstacle. Si vous êtes pour eux, mais que cet état de choses ne vous satisfait pas, ils doivent également être écartés, comme on écarte toutes les causes d'un état de choses insatisfaisant. C'est tout ce que je peux dire en substance de notre conversation.

Après cela, plus personne ne prononça un mot, il y eut dans les containers un certain remue-ménage, des grincements, des claquements comme si les énormes jouets se préparaient à aller se coucher, épuisés par la conversation, et l'on sentait encore suspendu dans l'air un sentiment de gêne général, comme dans une assemblée de personnes qui ont largement cancané sans épargner, pour le seul plaisir de faire un bon mot, ni père ni mère et qui sentent soudain qu'elles sont allées trop loin.

- Il y a l'humidité qui se lève, grinça à mivoix l'Astrologue.

- Je l'avais déjà remarqué, chuchota la poupée Jeanne. C'est si agréable : de nouveaux chiffres...

- Qu'est-ce qu'elle a encore cette alimentation, grommela Vinni Puch. Jardinier, vous n'auriez pas en réserve une batterie de vingt-deux volts?

- Je n'ai rien, répondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme le bruit d'une feuille de contre-plaqué arrachée, un sifflement mécanique, et Perets vit soudain par l'étroite fente au-dessus de lui quelque chose de brillant qui se mouvait, il lui sembla que quelqu'un le regardait dans l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur la pointe des pieds dans la lumière lunaire et, se lançant à découvert, courut vers la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait à tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et le voyaient si petit, si pitoyable, si désarmé dans la plaine ouverte à tous les vents et riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher.

Il dépassa un petit pont jeté par-dessus un ravin asséché et voyait déjà les lumières des premières maisons de l'Administration quand il sentit qu'il s'essoufflait, que ses pieds nus lui causaient une douleur insupportable. Il voulut s'arrêter, mais il perçut, à travers le bruit de sa propre respiration, le martèlement d'une multitude de pieds derrière lui et, perdant à nouveau la tête, il rassembla ses dernières forces et se remit à courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps, crachant une bave collante et visqueuse. La lune filait en même temps que lui et il pensa : "Ça y est, c'est la fin." Le martèlement le rejoignit et une forme blanche, immense, chaude, comme un cheval emballé, apparut à ses côtés, masquant la lune, puis se détacha en avant et commença à s'éloigner lentement en allongeant sur un rythme furieux de longues jambes nues, et Perets s'aperçut que c'était un homme qui portait un maillot de footballeur frappé du numéro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre, et il fut encore plus effrayé. Le martèlement multiple derrière son dos ne cessait pas, on entendait des gémissements et des cris douloureux. "Ils courent, pensa-t-il hystériquement. Ils courent tous! C'est commencé! Et ils courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..."

II voyait confusément sur les côtés les cottages de la rue principale, des visages angoissés, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les longues jambes du numéro 14, parce qu'il ne savait pas où il fallait courir et où était le salut : "Les armes se déchaînent déjà quelque part et je ne sais pas où, et je me retrouve encore une fois de côté, mais je ne veux pas. je ne peux pas être de côté maintenant, parce qu'ils sont là-bas, dans les caisses, ils ont peut-être raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi mes ennemis..."

II vola dans la foule, qui s'écarta devant lui, il vit passer devant ses yeux un petit drapeau à damiers, des clameurs enthousiastes retentirent et quelqu'un de connaissance courut quelques instants à ses côtés, répétant comme une condamnation : "Ne vous arrêtez pas, ne vous arrêtez pas..." II s'arrêta alors et aussitôt on l'entoura, on jeta sur ses épaules une robe de chambre de satin. Une voix radiophonique démesurément enflée annonça : "Deuxième, Perets, du groupe de la Protection scientifique dans le temps de sept minutes douze secondes trois dixièmes... Attention, voici le troisième qui arrive!"

La personne de connaissance, qui était le Proconsul, disait : "Vous êtes formidable, Perets, je ne m'y attendais pas du tout Quand on vous a annoncé au départ, je riais, mais maintenant je vois qu'il faut absolument vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous ferai entrer par les ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai avec Kim." Perets regarda autour de lui. Il y avait beaucoup de personnes connues et d'inconnus en masques de carton. A peu de distance de là, on faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui était arrivé premier. Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une grande coupe métallique. Une banderole qui portait l'inscription "Arrivée" était tendue en travers de la rue et sous la banderole, les yeux rivés au chronomètre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vêtu d'un strict manteau noir dont l'une des manches s'ornait d'un brassard où l'on lisait : "Juge principal". "... Et si vous aviez couru en tenue de sport, grommelait le Proconsul, on aurait pu vous compter officiellement ce temps." Perets le repoussa du coude et s'enfonça dans la foule, les jambes flageolantes.

- ... Plutôt que de rester chez soi à suer de peur, disait quelqu'un dans la foule, il vaut mieux faire du sport.

- Je disais la même chose à Domarochinier tout à l'heure. Mais ce n'est pas une histoire de peur, vous faites erreur. Il fallait mettre de l'ordre dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme ça, autant que ce soit pour quelque chose...

- Et qui a eu cette idée? Domarochinier! Il ne perd pas le nord. Il sait y faire!

- Ça ne sert à rien pourtant de les faire courir en caleçon. Faire son devoir en caleçon - c'est une chose, c'est honorable. Mais faire des compétitions en caleçon, c'est pour moi une erreur organisationnelle typique. Je vais écrire à ce sujet à...

Perets se dégagea de la foule et remonta en chancelant la rue encombrée. Il avait des nausées, la poitrine lui faisait mal et il imaginait les autres, dans leurs caisses, étirant leurs cous de métal pour regarder la foule de gens en caleçons avec leurs yeux bandés et s'efforçant vainement de comprendre quel est le lien qui les unit à cette foule et ne pouvant pas le comprendre, alors que ce qui leur sert de sources de patience est sur le point de se tarir...

Il n'y avait pas de lumière dans le cottage de Kim ; à l'intérieur, un nourrisson pleurait.

On avait cloué des planches sur la porte de l'hôtel et derrière les fenêtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aperçut aux fenêtres du premier étage des visages blêmes précautionneusement tournés vers l'extérieur.

Les portes de la bibliothèque s'ouvraient sur un canon au tube d'une longueur démesurée terminé par un large frein de bouche tandis que de l'autre côté de la rue un hangar finissait de brûler, et l'on voyait, éclairés par les flammes pourpres du foyer, des gens en masques de carton qui promenaient des détecteurs de mines sur les lieux de l'incendie.

Perets se dirigea vers le parc. Mais dans une ruelle sombre une femme s'approcha de lui, le prit par la main et l'entraîna. Perets ne résista pas, tout lui était égal. Elle était toute vêtue de noir, sa main était tiède et douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscurité.

"Alevtina, pensa Perets. Elle a attendu son heure, pensa-t-il avec une impudence non dissimulée. Et alors? Elle attendait. Je ne comprends pas pourquoi, je ne comprends pas en échange de quoi je me suis rendu à elle, mais c'est moi qu'elle attendait..."

Ils entrèrent dans la maison, Alevtina alluma la lumière et dit :

- Il y a longtemps que je t'attendais ici.

- Je sais, dit-il.

- Et pourquoi passais-tu sans t'arrêter? "Oui, pourquoi au fait? pensa-t-il. Sans doute parce que ça m'était égal."

- Ça m'était égal, dit-il.

- Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout.

Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains à plat sur ses genoux et la regarda enlever son châle noir et le pendre à un clou - blanche, pleine, tiède. Elle s'enfonça dans la maison ; un chauffebains à gaz se mit à ronfler et il y eut un bruit d'eau qui coule. Ses pieds lui faisaient très mal, il leva la jambe et examina la plante de ses pieds nus. Les coussinets étaient couverts d'un mélange de sang et de poussière qui en séchant avait formé des croûtes noirâtres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans l'eau brûlante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur disparaîtrait pour faire place à l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire, pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut."

- Viens ici, appela Alevina.

Il se leva péniblement, avec l'impression que tous ses os craquaient douloureusement, boitilla sur le tapis rouge jusqu'à la porte du couloir, puis sur le tapis noir et blanc du couloir jusqu'au renfoncement où s'ouvrait la porte de la salle de bains avec ses faïences étincelantes, le ronflement affairé de la flamme bleu du chauffe-bains à gaz et Alevina qui, penchée au-dessus de la baignoire, répandait dans l'eau une poudre fine. Pendant qu'il se déshabillait, arrachant son linge raidi par la boue, elle agita l'eau et un manteau de mousse monta à la surface, déborda de la baignoire, et il se plongea dans la mousse neigeuse, fermant les yeux de plaisir et de douleur, tandis qu'Alevtina assise sur le rebord de la baignoire le regardait, un sourire caressant au coin des lèvres, si bonne, si accueillante - et il n'avait pas été une seule fois question de papiers...

Elle lui lavait la tête et lui, crachotant et s'ébrouant, se disait que ses mains étaient aussi fortes et habiles que celles de sa mère - et elle devait évidemment savoir faire aussi bien la cuisine... Puis elle lui demanda : "Je te frotte le dos?" Il se tapota l'oreille de la main pour chasser l'eau et le savon et dit : "Bien sûr, naturellement!" Elle lui passa sur le dos un gant de filasse rêche et ouvrit le robinet de la douche.

- Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme ça. Je vais vider l'eau, en mettre de la propre et je resterai allongé, avec toi assise à côté. S'il te plaît.

Elle arrêta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.

- On est bien! dit-il. Tu sais, jamais encore je n'avais été aussi bien.

- Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.

- Comment pouvais-je savoir?

- Et pourquoi est-ce que tu veux toujours tout savoir d'avance? Tu aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es marié?

- Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.

- C'est bien ce que je pensais. Evidemment, tu l'aimais beaucoup? Comment était-elle?

- Comment était-elle... Elle n'avait peur de rien. Elle était bonne. Nous rêvions souvent de la forêt.

- De quelle forêt?

- Comment, de quelle forêt? Il n'y a qu'une forêt.

- La nôtre, tu veux dire?

- Elle n'est pas à vous. Elle existe pour ellemême. D'ailleurs en réalité elle est peut-être à nous. Mais c'est difficile de se le représenter.

- Je n'ai jamais été dans la forêt, dit Alevtina. On dit que c'est effrayant.

- Ce qu'on ne comprend pas est toujours effrayant. Il faudrait commencer par apprendre à ne pas avoir peur de ce qu'on ne comprend pas. Alors tout serait simple.

- Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si on se racontait un peu moins d'histoires, il n'y aurait rien d'incompréhensible. Et toi, Pertchik, tu n'arrêtes pas de te raconter des histoires.

- Et la forêt?

- Quoi, la forêt? Je n'y suis pas allée, mais si j'y allais je ne crois pas que je serais particulièrement perdue. Là où il y a la forêt, il y a des sentiers, là où il y a des sentiers, il y a des gens et on peut toujours s'entendre avec les gens.

- Et s'il n'y a personne?

- S'il n'y a personne, il n'y a rien à y faire. Il faut s'en tenir aux gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu.

- Non, dit Perets. Ce n'est pas si simple. Avec les gens, moi je suis perdu. Je ne comprends rien avec les gens.

- Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple?

- Je ne comprends rien. C'est pour ça, entre autres, que j'ai commencé à rêver à la forêt. Mais maintenant je vois que ce n'est pas plus facile dans la forêt.

Elle secoua la tête.

- Quel enfant tu es encore, dit-elle. Tu ne veux absolument pas comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour, la nourriture et l'orgueil. Evidemment tout est embrouillé comme une pelote, mais quel que soit le fil que tu tires, tu arrives toujours ou à l'amour, ou au pouvoir, ou à la nourriture...

- Non, dit Perets. Je ne le veux pas.

- Mon pauvre chéri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si tu veux ou si tu ne veux pas... A moins que je ne te le demande : Qu'es-tu, Pertchik, à t'agiter ainsi, que te faut-il?

- Je crois que maintenant il ne me faut plus rien, dit Perets. Seulement décamper d'ici et me faire archiviste... ou restaurateur. Voilà tous mes désirs.

Elle secoua à nouveau la tête - Je ne crois pas. Tu es beaucoup trop compliqué. Il te faut trouver quelque chose de plus simple.

Il ne répliqua pas et elle se leva.

- Voilà une serviette. Je t'ai mis du linge là. Sors et on prendra du thé. Du thé et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.

Perets avait déjà vidé l'eau et, debout dans la baignoire, se séchait avec une grande serviette éponge quand il entendit un tintement de vitres et l'écho lointain d'un coup sourd. Il se souvint alors du dépôt de matériel, de Jeanne, la poupée stupide hystérique et cria :

- Qu'est-ce que c'est? Où?

- C'est la machine qui a explosé, répondit Alevtina. Ne crains rien.

- Où? Où a-t-elle explosé? Au dépôt? Alevtina resta quelques instants silencieuse, apparemment elle regardait par la fenêtre.

- Non, dit-elle enfin. Pourquoi au dépôt? Dans le parc... Il y a de la fumée... Et ils courent tous, ils courent...

VI

On ne voyait pas la forêt. A sa place, sous la falaise, des nuages s'étendaient en une couche dense jusqu'à l'horizon. On aurait dit un champ de glace enneigé : des banquises, des dunes de neige, des trouées et de crevasses cachant un abîme sans fond : celui qui sauterait du haut de la falaise ne serait pas arrêté par la terre, par le marécage tiède ou les branches tendues des arbres, mais par la glace dure, étincelante sous le soleil matinal, couverte d'une pellicule de neige sèche et poudreuse, et il resterait étendu sur la glace, plat, immobile et noir sous le soleil. On aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoyée, qui aurait été jetée par-dessus la cime des arbres.

Perets chercha autour de lui, trouva un caillou, le fit sauter d'une paume à l'autre et se dit que le bord de l'à-pic était vraiment un coin de rêve : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici des cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge brûlée par le soleil, et même un oiseau qui se permettait de gazouiller, il fallait seulement éviter de regarder vers la droite, vers les luxueuses latrines à quatre fenêtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment au soleil leur peinture toute fraîche. Il est vrai qu'elles étaient assez loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer à imaginer que c'était un kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de même mieux valu qu'elles ne soient pas là.

C'est peut-être à cause de ces latrines toutes neuves, édifiées au cours de la nuit agitée qui avait précédé, que la forêt se dissimulait derrière les nuages. Mais c'était peu probable. La forêt ne se serait pas emmitouflée jusqu'à l'horizon pour une telle bagatelle, les hommes ne pouvaient pas lui faire un tel effet.

"En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai tout ce qu'on me dira de faire, je ferai des calculs sur la " mercedes " abîmée, je franchirai la zone d'assaut, je jouerai aux échecs avec le manager et j'essaierai même d'aimer le kéfir : ce ne doit pas être tellement difficile, puisque la plupart des gens ont réussi à le faire. Et le soir (et la nuit aussi) j'irai chez Alevtina, je mangerai de la confiture de framboise et je me reposerai dans la baignoire du Directeur. C'est même une idée, pensa-t-il : s'essuyer avec la serviette du Directeur, s'envelopper dans la robe de chambre du Directeur et se chauffer les pieds dans les chaussettes de soie du Directeur. Deux fois par mois j'irai à la station biologique toucher la paye et les primes, pas dans la forêt mais à la station, précisément, et même pas à la station mais à la caisse, pas pour un rendez-vous avec la forêt ni pour faire la guerre à la forêt, mais pour la paye et les primes. Et le matin, de bonne heure, je viendrai ici pour regarder de loin la forêt et pour lui jeter des cailloux."

Derrière lui les buissons s'écartèrent bruyamment. Perets se retourna avec circonspection : ce n'était pas le Directeur, mais encore et toujours Domarochinier. Il tenait à la main une épaisse chemise et il s'arrêta à quelque distance, abaissant vers Perets un regard humide. Il savait manifestement quelque chose, quelque chose d'important et il avait apporté ici, au bord de l'à-pic, cette étrange et angoissante nouvelle que personne au monde d'autre que lui ne connaissait, et il était manifeste que tout ce qui avait cours auparavant n'avait maintenant plus de sens et que chacun devrait donner tout ce dont il était capable.

- Bonjour, dit-il en s'inclinant et en tendant la chemise à Perets. Vous avez bien dormi?

- Bonjour, dit Perets. Merci.

- L'humidité est aujourd'hui de soixante-seize pour cent, dit Domarochinier. Température : dixsept degrés. Vent nul. Nébulosité : zéro. (Il s'avança sans bruit, les mains sur la couture du pantalon, inclina son corps vers Perets et annonça.) Le double-vé est ce matin égal à seize...

- Quel double-vé? demanda Perets en se levant.

- Le nombre de taches, dit très vite Domarochinier, le regard fuyant. Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face.

- Et pourquoi me dites-vous ça? demanda Perets d'un ton hostile.

- Je vous demande pardon, dit hâtivement Domarochinier. Cela ne se reproduira plus. Donc il n'y a que l'humidité, la nébulosité, le vent... hmm... et... Vous ne voulez pas non plus que je vous fasse de rapport sur les opposants?

- Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi?

Domarochinier fit deux pas en arrière et inclina la tête.

- Je vous demande pardon, dit-il. Il est possible que je vous aie ennuyé, mais il y a quelques papiers qui nécessitent... sans retard, pour ainsi dire... que vous personnellement... (Il tendit à Perets la chemise, comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport?

- Vous savez... dit Perets sur un ton menaçant.

- Oui-oui? dit Domarochinier.

Sans lâcher la chemise, il se mit à fouiller fébrilement ses poches, comme s'il cherchait un calepin. Son visage était devenu bleu d'empressement.

"L'imbécile, le fichu imbécile, pensa Perets en essayant de se dominer. Qu'est-ce qui lui prend?"

- C'est stupide, dit-il aussi calmement qu'il le pouvait. Vous comprenez? C'est stupide et ça n'a rien d'amusant.

- Oui-oui, dit Domarochinier. (Courbé, serrant la chemise entre son coude et sa hanche, il griffonnait désespérément des mots sur son bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui?

- Qu'est-ce que vous écrivez? demanda Perets.

Domarochinier lui jeta an regard apeuré et lut :

"Quinze juin... heure : sept quarante-cinq... lieu : au-dessus de l'à-pic..."

- Ecoutez, Domarochinier, dit Perets avec colère. Qu'est-ce que vous voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous avez à me coller au train tout le temps comme ça? Ça suffit, il y en a assez! (Domarochinier écrivait.) Votre plaisanterie est plutôt stupide, vous n'avez pas à m'espionner. Vous devriez avoir honte, à votre âge. Mais arrêtez d'écrire, crétin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre gymnastique; ou de vous laver, regardez un peu à quoi vous ressemblez! Peuh!...

Les doigts tremblant de rage, 1 entreprit de boucler les lanières de ses sandales - C'est vrai, ce qu'on dit de vous, que vous êtes toujours fourré partout à noter toutes les conversations. Je croyais que ça faisait partie de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte pas ce genre de choses en général, mais vous, vous dépassez vraiment la mesure...

Il se releva et vit Domarochinier figé au garde à vous. Des larmes coulaient sur ses joues.

- Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarmé.

- Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant.

- Vous ne pouvez pas quoi?

- La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver...

- Seigneur Jésus, dit Perets. Si vous ne pouvez pas, ne le faites pas, je disais ça simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin à me suivre? Comprenez-moi, je n'ai rien contre vous, mais c'est extrêmement désagréable...

- Ça ne se reproduira pas! s'écria avec transport Domarochinier. Jamais plus.

Les larmes sur ses joues s'étaient séchées en un instant.

- Bon, ça suffit, dit Perets, fatigué, en s'enfonçant à travers les buissons.

Domarochinier s'accrochait à ses pas.

"Vieux paillasse, pensa Perets. Taré..."

- Très urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument indispensable... Votre attention personnelle...

Perets se retourna.

- Qu'est-ce que vous fourez, enfin? s'écria-t-il. Si c'est pour ma valise, rendez-la-moi, où l'avezvous trouvée?

Domarochinier posa la valise par terre et commença à ouvrir la bouche, au bord de l'asphyxie, mais Perets ne le laissa pas parler et saisit la poignée de la valise. Alors Domarochinier, qui n'avait rien pu dire, se coucha à plat ventre sur la valise.

- Rendez-moi ma valise! dit Perets, glacé de fureur.

- Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses genoux.

La chemise le gênait, il la prit entre ses dents et étreignit la valise entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poignée.

- Cessez ce scandale! dit-il. Immédiatement!

Domarochinier secoua la tête et murmura quelque chose. Perets déboutonna son col et jeta un regard désemparé autour de lui. A l'ombre d'un chêne pas très loin de là se trouvaient, pour une raison indéterminée, deux ingénieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redressèrent et claquèrent les talons. Alors Perets, jetant tout autour de lui des regards de bête traquée, enfila précipitamment l'allée qui menait vers la sortie du parc. Il croyait avoir déjà tout vu, mais cette fois... Ils ont dû se donner le mot, pensait-il fiévreusement... Il faut courir, courir. Mais courir où? Il sortit du parc et allait prendre la direction de la cantine quand il trouva à nouveau sur son chemin Domarochinier, un Domarochinier sale et effrayant. Il était là, la valise sur l'épaule, son visage bleu inondé de larmes, à moins que ce ne fût d'eau ou de sueur. Ses yeux, voilés par une pellicule blanche, erraient, et il serrait contre sa poitrine la chemise où ses dents avaient laissé leur empreinte.

- Pas ici, je vous en supplie, râla-t-il. Dans le bureau... C'est insupportablement urgent... Et par ailleurs les intérêts de la subordination...

Perets fit un écart pour l'éviter et remonta en courant la rue principale. Les gens sur les trottoirs restaient figés, inclinaient la tête en roulant des yeux écarquillés. Un camion qui venait d'en face, se dirigeant vers lui, freina avec un hurlement sauvage, percuta un kiosque à journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commencèrent à se mettre en rangs par deux. Un garde passa au pas de parade en présentant les armes...

Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva à chaque fois Domarochinier sur son chemin. Domarochinier ne pouvait plus parler, il ne faisait que pousser des grognements et des meuglements inarticulés en roulant des yeux suppliants. Perets courut alors vers l'immeuble de l'Administration.

"Kim, pensait-il fiévreusement. Kim ne per mettra pas... A moins que lui aussi?... Je m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient... Je frapperai à coups de pied... maintenant ça m'est égal..."

II fit irruption dans le hall d'entrée et au même moment un orchestre au grand complet entama avec des éclats de cuivres une marche triomphale. Il vit des visages tendus, des yeux écarquillés, des torses bombés. Domarochinier le rejoignit et se lança à sa poursuite dans l'escalier d'honneur, sur les tapis framboise que personne ne se permettait jamais de fouler, à travers des salles inconnues à deux rangées de fenêtres, devant des gardes en uniforme de parade avec décorations pendantes, sur un parquet ciré et glissant, le poursuivit dans l'escalier, vers le troisième étage, dans une galerie de portraits, et à nouveau dans l'escalier, vers le quatrième étage, devant une haie de jeunes filles fardées et figées comme des mannequins et, enfin l'accula dans une sorte de somptueuse impasse éclairée par des lampes lumière du jour. Au bout, se trouvait une gigantesque porte revêtue de cuir qui portait la plaquette "Directeur". Il était impossible d'aller plus loin.

Domarochinier le rattrapa, se faufila sous son coude, poussa un râle effrayant, un râle d'épileptique, et ouvrit devant lui la porte de cuir. Perets entra, enfonça ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfonça tout son être dans la pénombre sévère et autoritaire de portes endeuillées, dans l'arôme noble du tabac de prix, dans un silence ouaté, dans la sérénité grave et mesurée d'une existence étrangère.

- Bonjour, lança-t-il dans le vide, Mais il n'y avait personne derrière l'immense bureau. Personne dans les vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du martyr Selivan sur un tableau géant qui occupait tout le mur de côté.

Derrière lui, Domarochinier laissa lourdement tomber la valise. Perets tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui présentait la chemise comme un plateau vide. Ses yeux étaient morts, vitreux. Il ne va pas tarder à mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas.

- Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, à bout de souffle. Sans le visa du Directeur, impossible... personnel... jamais je ne me serais permis...

- Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible soupçon commençait à se faire jour dans son esprit.

- Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible...

Perets s'appuya sur la table et, se retenant à la surface polie, la contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut être le plus proche. Il se laissa tomber entre les bras de cuir frais et découvrit à sa gauche une batterie de téléphones multicolores, à sa droite des volumes reliés gravés à l'or, devant lui un encrier monumental représentant Tannhaûser et Vénus et au-dessus de lui les yeux blancs et implorants de Domarochinier et la chemise tendue. Il étreignit les accoudoirs et pensa :

"Ah! c'est comme ça? Bande de fripouilles, de salauds, d'esclaves... c'est comme ça, hein? Racaille, larbins, faces de carton... très bien, puisque c'est comme ça..."

- Cessez d'agiter cette chemise au-dessus de la table, dit-il sévèrement. Donnez-la ici.

Le bureau s'anima, des ombres passèrent, un petit tourbillon se forma et Domarochinier se trouva à ses côtés, un peu en retrait derrière son épaule gauche. La chemise posée sur la table parut s'ouvrir toute seule, découvrant des feuilles de beau papier sur lesquelles il lut, imprimé en capitales, le mot : "PROJET".

- Je vous remercie, dit-il sévèrement. Vous pouvez aller.

Il y eut à nouveau un tourbillon, une légère odeur de sueur s'éleva et disparut, et Domarochinier se trouva à la porte, en train de sortir à reculons, le corps incliné en avant pour saluer, les mains sur la couture du pantalon - effrayant, pitoyable et prêt à tout.

- Un instant, dit Perets.

Domarochinier se figea.

- Vous pouvez tuer un homme?

Domarochinier n'hésita pas. Il prit un calepin et prononça :

- Je vous écoute!

- Et vous suicider? demanda Perets.

- Quoi? demanda Domarochinier.

- Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.

Domarochinier disparut. Perets s'éclaircit la gorge et se passa les mains sur le visage.

- Supposons, dit-il à voix haute. Et ensuite?

Il vit sur la table un agenda, tourna la page et lut ce qui était noté pour la journée en cours. L'écriture de l'ancien Directeur le déçut. Le Directeur écrivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur de calligraphie.

"Chefs de groupe 9.30. Revue de pieds 10.30. Voir poudre. Essayer kéfir-zéfir. Machinisation. Bobine : qui l'a volée? Quatre bulldozers!!!"

"Au diable les bulldozers, pensa Perets, c'est terminé : plus de bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines à scier de l'Eradication... Ce serait pas mal de castrer Touzik au passage, mais c'est pas possible. Dommage... Et il y a aussi ce dépôt de machines. Je le ferai sauter, décida-t-il. Il imagina l'Administration, vue d'en haut, et comprit qu'il y avait beaucoup de choses à faire sauter. Beaucoup trop... N'importe quel imbécile peut faire sauter des choses", se dit-il.

Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de papier, des crayons usés, deux odontomètres de philatéliste et par-dessus le tout une patte d'épaule de général dorée. Une seule. Il chercha la seconde, en retournant les feuilles de papier, se piqua le doigt à une punaise et trouva le trousseau de clefs du coffre-fort. Le coffre se trouvait dans un coin éloigné, c'était un coffre très étrange, déguisé en desserte. Perets se leva et traversa le bureau pour gagner le coffre, remarquant au passage de nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarquées au premier abord.

Sous une fenêtre se trouvait une crosse de hockey, flanquée d'une béquille et d'une jambe artificielle chaussée d'un bottillon et munie d'un patin à glace rouillé. Tout au fond du bureau s'ouvrait une autre porte barrée par une corde sur laquelle étaient pendus des slips noirs et quelques chaussettes, dont certaines étaient trouées. Sur la porte elle-même, une plaquette de métal noirci qui portait l'inscription gravée "BETAIL". Sur l'appui de la fenêtre, à demi caché par un rideau, un petit aquarium rempli d'une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses ouïes branchues. Et derrière le tableau qui représentait l'exploit de Selivan émergeait un somptueux bâton de chef d'orchestre, avec des queues de cheval...

Perets s'affaira auprès du coffre, mit un certain temps à trouver les bonnes clefs et parvint finalement à ouvrir la lourde porte blindée. La contre-porte était tapissée de photos légères découpées dans des revues pour hommes, mais le coffre était presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont le verre gauche était cassé, une casquette chiffonnée ornée d'une cocarde étrange, et la photographie d'une famille inconnue (le père - arborant un rictus qui découvrait toutes ses dents, la mère - la bouche en cul de poule, et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien astiqué, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une autre patte d'épaule de général et une croix de fer avec des feuilles de chêne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, à l'exception de la dernière, tout en bas de la pile, où se trouvait le brouillon d'une note de service qui envisageait les sanctions à prendre contre le chauffeur Touzik pour nonfréquentation systématique du musée historique de l'Administration. "Bien fait pour lui, la crapule, marmonna Perets. Il ne va même pas au musée... Il va falloir donner suite à cette affaire..."

"Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce que c'est que cette histoire? Il n'est tout de même pas le nombril du monde, non? Enfin, en un sens... Kéfiromane, coureur répugnant, glandouilleur systématique... d'ailleurs tous les chauffeurs sont des glandouilleurs... non, il faut que ça cesse : le kéfir, la partie d'échecs pendant les heures de travail. Et Kim, qu'est-ce qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui déraille? - A moins que ce ne soit justement ce qu'il faut, des espèces de processus stochastiques... Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde travaille. Il n'y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit, ils sont tous occupés, personne n'a de temps. Les notes de service sont observées, je le sais, j'en ai fait l'expérience. Apparemment, tout va bien : les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ingénieurs construisent, les chercheurs écrivent des articles, les caissiers distribuent de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-être qu'après tout ce manège n'existe que pour que tout le monde travaille? Un bon mécanicien répare une voiture en deux heures. Et après? Les vingt-deux heures restantes? Et si en plus les voitures sont conduites par des travailleurs expérimentés qui ne les abîment pas? La solution s'impose d'elle-même : mettre le bon mécanicien aux cuisines, et les cuisiniers à la mécanique. Il ne s'agit pas seulement de remplir vingt-deux heures - vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique là-dedans. Tout le monde travaille, tout le monde fait son devoir d'homme... pas comme de vulgaires singes... Et ils acquièrent des spécialités nouvelles... Finalement il n'y a aucune logique là-dedans, c'est le gâchis complet, pas de la logique... Seigneur, je suis là à rester planté comme un piquet et ils salissent la forêt, ils la détruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque chose au plus vite, maintenant je réponds de chaque hectare, de chaque chiot, de chaque ondine, maintenant je réponds de tout..."

II commença à s'agiter, referma tant bien que mal le coffre, se précipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir une feuille de papier vierge.

"II y a ici des milliers de personnes, pensa-t-il. Des traditions établies, des modes de relations fixés, ils vont rire de moi... Il se souvint de Domarochinier, suant et pitoyable, et de lui-même dans l'antichambre du Directeur. Non, ils ne riront pas. Ils vont pleurer, ils iront se plaindre à ce... à ce M. Ah... Ils vont s'égorger les uns les autres... Mais pas rire. C'est ça le plus terrible, pensa-t-il. Ils ne savent pas rire, ils ne savent pas ce que c'est et à quoi ça sert. Des hommes, pensa-t-il. De tout petits hommes, des homuncules. Il faut la démocratie, la liberté d'opinion, la liberté de protestation et d'invective. Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez! Protestez et riez... Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse et avec passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualité du kéfir, contre la mauvaise nourriture à la cantine, ils invectiveront avec une passion particulière le balayeur pour les rues qui n'ont pas été balayées depuis un an, ils injurieront le chauffeur Touzik pour son refus systématique de fréquenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux latrines sur l'à-pic... Non, je commence à m'embrouiller, pensa-t-il. Il faut procéder par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?"

II se mit à couvrir une feuille d'une écriture rapide et illisible :

"" Groupe de l'Eradication de la forêt, groupe d'Etude de la forêt, groupe de la Protection armée de la forêt, groupe d'Aide à la population locale de la forêt... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. " Groupe de la Pénétration du génie ds. for. " Et puis... '' Groupe de la Protection scientifique for. " Voilà, ça a l'air d'être tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demandé ce qu'ils faisaient. Il ne m'est même jamais venu à l'esprit de me demander ce que faisait l'Administration en général. Comment on pouvait concilier l'Eradication et la Protection de la forêt, et en plus aider la population locale... Bon, voilà ce que je vais faire, pensa-t-il. D'abord, plus d'Eradication. Eradiquer l'Eradication. La Pénétration du génie aussi, évidemment. Ou alors qu'ils travaillent en haut, de toute façon ils n'ont rien à faire en bas. Ils peuvent démonter leurs machines, construire une route correcte ou combler ce marais putride... Qu'est-ce qu'il reste alors? Il y a la Protection armée. Avec leurs chiens loups. Tout de même, dans l'ensemble... Il faut tout de même protéger la forêt. Seulement voilà... (Il évoqua les têtes des gardes qu'il connaissait et se mordilla les lèvres d'un air dubitatif.) M-oui... Bon, admettons. Et l'Administration, elle sert à quoi alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?"

II se sentit tout d'un coup à la fois joyeux et angoissé.

- Mais oui, c'est ça, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre tout. Qui est mon juge? Je suis le Directeur, je suis le chef. Une note de service - et terminé!"

II entendit alors le bruit de pas lourds. Quelque part tout près. Les verres du lustre tintèrent, les chaussettes qui séchaient sur la corde se balancèrent. Il se leva et s'approcha sur la pointe des pieds de la petite porte qui se trouvait au fond de la pièce. Derrière, quelqu'un marchait d'un pas inégal, comme titubant, mais on n'entendait rien d'autre, et il n'y avait même pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets pesa doucement sur la poignée, mais la porte ne céda pas. Il approcha les lèvres de la fente et demanda à haute voix : "Qui est là?" Personne ne répondit, mais les pas ne cessèrent pas, comme s'il y avait eu un ivrogne dehors en train de zigzaguer. Perets manipula encore une fois la poignée, haussa les épaules et revint à sa place.

"Dans l'ensemble, le pouvoir a ses avantages, pensa-t-il. Je ne vais évidemment pas dissoudre l'Administration, ce serait idiot, pourquoi dissoudre une organisation toute prête, bien huilée? Il faut simplement la remettre dans le droit chemin, l'appliquer à quelque chose de sérieux. Cesser d'envahir la forêt, renforcer au contraire son étude prudente, essayer de se mettre en rapport avec elle, d'apprendre à son contact... Ils ne comprennent même pas ce que c'est que la forêt. La forêt! Pour eux c'est du bois d'abattage... Leur apprendre à aimer la forêt, à la respecter, à vivre la vie qu'elle vit... Non, il y a beaucoup de travail. Du travail véritable, du travail sérieux. Et il se trouvera des gens - Kim, Stoïan, Rita.. Et pourquoi pas le manager?... Alevtina... Et finalement ce Ah, aussi, c'est un personnage, il est pas bête, mais il a rien de sérieux à faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en voir! Bon, et maintenant, où en sont les affaires courantes?

Il attira le dossier à lui. La première page était ainsi rédigée : PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE 1. Au cours de l'année écoulée, l'Administration de la forêt a substantiellement amélioré son travail et a atteint des indices élevés dans tous les domaines de son activité. Des centaines d'hectares de territoire forestier ont été conquis, étudiés, aménagés et placés sous la sauvegarde de la Protection scientifique et armée. La maîtrise des spécialistes et des travailleurs du rang croît de jour en jour. L'organisation s'améliore, les dépenses improductives diminuent. Les barrières bureaucratiques et autres obstacles extraproductifs sont levés les uns après les autres.

2. Cependant, à côté des réalisations effectuées, l'action néfaste de la deuxième loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres continue à s'exercer, abaissant quelque peu le niveau élevé des indices. Notre tâche la plus urgente réside maintenant dans la suppression des faits de hasard qui engendrent le chaos, troublent le rythme commun et provoquent une baisse des cadences.

3. Compte tenu de ce qui précède, il est proposé de considérer à l'avenir toute manifestation de faits de hasard comme contraire aux lois et contredisant l'idéal d'organisation, et l'implication dans des faits de hasard (probabilisme) comme un acte criminel on, si l'implication dans des faits de hasard (probabilisme) n'entraîne pas de conséquences graves, comme une très sérieuse violation de la discipline du travail et de la production.

4. La culpabilité des personnes impliquées dans des faits de hasard (activités probabilistiques) est définie et mesurée par les articles du Code criminel N 62, 64, 65 (à l'exclusion des par. S et 0), 113 et 192 par. K ou §§ du Code administratif 12, 15 et 97.

NOTA : L'issue mortelle d'une implication dans un fait de hasard (probabilisme) n'a pas en tant que telle valeur de circonstance disculpante ou atténuante. La condamnation ou la sanction sera dans ce cas prononcée à titre posthume.

5. La présente directive prend effet à partir du... mois... jour... année. Elle n'a pas d'effet rétroactif.

Signé : Le Directeur de l'Administration. (...)

Perets passa sa langue sur ses lèvres sèches et tourna la page. Sur la suivante se trouvait une note de service concernant la mise en jugement de l'employé Kh. du groupe de la Protection scientifique. Item, conformément à la directive sur < l'instauration de l'ordre" "pour indulgence préméditée pour la loi des grands nombres s'étant traduite par une glissade sur la glace avec lésion concomitante de l'articulation tibia-tarsienne, laquelle implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11 mars de l'année en cours", il est proposé que l'employé Kh soit désormais désigné sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item...

Perets claqua des dents et regarda le feuillet suivant. C'était aussi une note de service concernant l'application d'une peine d'amende administrative correspondant à quatre mois de salaire au maître de chiens G. de Montmorency du groupe de la Protection armée "pour s'être imprudemment permis d'être frappé par une décharge atmosphérique (foudre)". Suivaient des prescriptions concernant les congés, des demandes d'allocation exceptionnelle en raison de la perte du soutien de famille et une note explicative d'un certain J. Lumbago à propos de la disparition d'une bobine...

- Qu'est-ce que c'est que ce fourbi, dit Perets à haute voix.

Il était en nage. Le projet était tapé sur du papier couché à tranche dorée. "II faudrait que j'en parle à quelqu'un, ou je vais m'y perdre", pensa-t-il.

Là-dessus la porte s'ouvrit et Alevtina pénétra dans le bureau, poussant devant elle une table à roulettes. Elle était habillée avec une élégance recherchée et une expression sérieuse et austère était peinte sur son visage soigneusement maquillé.

- Votre petit déjeuner, dit-elle d'une voix apprêtée.

- Fermez la porte et venez ici, dit Perets. Elle ferma la porte, repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s'avança vers Perets.

- Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant?

- Regarde, dit Perets. Encore des bêtises! Lis un peu.

Elle s'assit sur l'accoudoir, passa autour du cou de Perets un bras gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.

- Je ne sais pas, dit-elle. Tout est correct. Qu'y a-t-il? Tu veux peut-être que je t'apporte le Code criminel? Le Directeur précédent lui aussi n'avait pas compris un seul article.

- Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code, qu'est-ce que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu?

- Je l'ai lu, et je l'ai même tapé. Et j'ai corrigé le style. Domarochinier ne sait pas écrire, et c'est seulement ici qu'il a appris à lire... A propos, poussin, Domarochinier attend dans l'antichambre, tu devrais le recevoir pendant le déjeuner, il aime ça. Il te fera des tartines...

- Mais je me fous de Domarochinier! dit Perets. Explique-moi plutôt ce que je...

- Il ne faut pas se foutre de Domarochinier, répliqua Alevtina. Tu ne comprends encore rien, poussin, tu ne comprends rien... (Elle appuya sur le nez de Perets, comme sur un bouton de sonnette.) Domarochinier a deux blocs-notes. Dans l'un il inscrit qui a dit quoi - pour le Directeur - et dans l'autre ce qu'a dit le Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l'oublie pas.

- Attends, dit Perets, il faut que je te demande conseil. Cette directive... ce délire... je ne vais pas le signer.

- Comment ça, tu ne vas pas?

- Comme ça. Je ne lèverai pas la main pour signer cette chose.

Le visage d'Alevtina se fit sévère.

- Poussin, dit-elle. Ne te bute pas. Signe. C'est très urgent. Après, je t'expliquerai tout, mais maintenant...

- Mais qu'est-ce qu'il y a à expliquer là-dedans? dit Perets.

- Si tu ne comprends pas, c'est qu'il faut t'expliquer. Donc, après, je t'expliquerai.

- Non, explique-moi maintenant, dit Perets. Si tu peux. Ce dont je doute.

Alevtina l'embrassa sur la tempe et regarda sa montre d'un air préoccupé.

- Voyons, mon petit... Bon, d'accord, allons-y si tu veux.

Elle s'assit sur la table, les mains à plat sous ses cuisses, et commença, les yeux fixés dans le vague au-dessus de la tête de Perets :

- Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne date pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est un vecteur dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Actuellement, il est matérialisé par les ordres et directives existant. Mais il s'enfonce aussi très loin dans le futur, où il attend encore d'être matérialisé. C'est comme une route qui se construit sur un terrain déterminé. Là où se termine l'asphalte, tournant le- dos à la portion déjà faite, se trouve un niveleur qui regarde dans son théodolite. Ce niveleur, c'est toi. La ligne imaginaire qui passe par l'axe optique du théodolite, c'est le vecteur administratif non encore matérialisé que tu es le seul à voir et qu'il t'appartient de matérialiser. Tu comprends "

- Non, dit fermement Perets.

- Ça ne fait rien, écoute encore... De même que la route ne peut pas tourner arbitrairement à droite ou à gauche, mais doit suivre l'axe optique du théodolite, de même chaque directive administrative doit être le prolongement logique de toutes celles qui ont précédé... Poussin, ne cherche pas à approfondir, je ne le comprends pas moi-même, mais c'est un bien, car l'approfondissement engendre le doute, le doute engendre le piétinement sur place - c'est la mort de tout activité administrative, et par conséquent la tienne, la mienne... C'est élémentaire. Qu'il ne se passe pas un jour sans directive, et tout sera dans l'ordre. Cette directive sur l'instauration de l'ordre, elle n'est pas suspendue en l'air, elle est liée à la directive précédente sur la non-décroissance, laquelle est liée à la note de service sur la non-grossesse, et cette note de service découle logiquement de la prescription sur l'excitabilité excessive, et cette prescription...

- Arrête ces stupidités! dit Perets. Montre-moi ces prescriptions et ces notes de service... Non, montre-moi plutôt la première note de service, celle qui remonte à la nuit des temps...

- Mais pour quoi faire?

- Comment, pour quoi faire? Tu dis qu'elles se suivent logiquement. Je ne te crois pas.

- Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout ça. Je te montrerai tout ça. Tu pourras lire tout ça avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n'y a pas eu de directive avant-hier, il n'y a pas eu de directive hier. On ne peut pas prendre en compte cette petite notule sur la machine qu'il fallait attraper, et en plus c'était une prescription orale... Combien de temps crois-tu que l'Administration puisse rester sans directives? Depuis ce matin, c'est déjà le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les lampes grillées, tu te rends compte? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais il faut signer la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu réunis les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui les réchauffe, et après je t'apporterai tout ce que tu voudras. Tu pourras lire, étudier, approfondir... quoiqu'il vaudrait mieux, évidemment, que tu n'approfondisses pas.

Perets se prit le visage entre les mains et hocha la tête. Alevtina sauta vivement à bas de la table, trempa la plume dans la boîte crânienne de Vénus et tendit le porte-plume à Perets.

- Allons, chéri, écris vite...

Perets prit la plume et demanda d'une voix plaintive :

- Mais je pourrai l'annuler, après?

- Bien sûr, poussin, bien sûr, dit Alevtina.

Perets sentit qu'elle mentait, et rejeta la plume.

- Non, dit-il. Non et non. Je ne signerai pas. Pourquoi est-ce que j'irai signer ce délire, alors qu'il y a manifestement des dizaines de directives, d'ordonnances, de notes de service raisonnables et sensées, qui seraient nécessaires, réellement nécessaires dans cette pétaudière...

- Par exemple? releva vivement Alevtina.

- Seigneur... Mais n'importe quoi... par exemple...

Alevtina s'empara d'un bloc-notes.

- Eh bien!... (Le ton de Perets prit soudain un mordant peu habituel.) Par exemple une note de service ordonnant aux employés du groupe de l'Eradication de s'éradiquer eux-mêmes dans les plus brefs délais. Exécution! Ils auraient qu'à se jeter du haut de la falaise... ou à se tirer une balle dans la tête... Aujourd'hui même! Responsable, Domarochinier... Ça, ce serait beaucoup plus utile que...

- Un instant, dit Alevtina... Donc, se suicider par arme à feu aujourd'hui avant vingt-quatre heures zéro zéro. Responsable, Domarochinier...

Elle referma le bloc-notes et parut se plonger dans ses pensées. Perets la regardait, étonné.

- Mais oui! reprit-elle. C'est juste! C'est même plus progressiste que... Comprends, chéri : si une directive ne te plaît pas, il ne faut pas te forcer. Mais donnes-en une autre. Voilà, c'est fait, je n'ai plus à te faire de reproches...

Elle sauta à terre et commença à disposer les assiettes devant Perets.

- Voilà les crêpes, tu as la confiture là... Le café est dans le thermos, il est bouillant, fais attention, ne te brûle pas... Mange, je prépare un projet en vitesse et je te l'apporte dans une demi-heure.

- Attends, dit Perets, abasourdi. Attends...

- Tu me plais bien, dit tendrement Alevtina. Tu es intelligent, tu as du courage... Mais il faudra être un peu plus gentil avec Domarochinier.

- Attends, dit Perets, qu'est-ce que tu fais, tu plaisantes ou quoi?...

Alevtina se précipita vers la porte, Perets se jeta à sa poursuite, criant "Mais ne sois pas folle!", mais ne put la rattraper. Alevtina disparut et à sa place, tel un spectre, Domarochinier parut jaillir du néant. Peigné, astiqué, il avait retrouvé sa couleur normale et semblait prêt à tout, comme auparavant.

- C'est un coup de génie, dit-il en pressant Perets contre la table. C'est tout simplement... époustouflant. Cela entrera pour toujours dans l'Histoire...

Perets recula, comme devant une scolopendre géante, heurta la table et fit se culbuter l'un sur l'autre Tannhaûser et Vénus.

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